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conversation qui se ressentait de ces gais adieux, de cet insouciant départ, de cette heure entraînante, puis peut-être aussi d’une atmosphère où le tabac déployait son heureuse magie. Le sommeil est une précieuse et fatale caresse de la mort qu’on ne reçoit jamais impunément. Il nous force à recommencer sans cesse la tâche inconnue qui allait nous devenir familière, et dont il nous a déshabitués en un instant. Tout homme qui se réveille aurait le droit de pousser un cri de douleur aussi bien que tout homme qui fait son entrée en ce monde. Si je n’éprouvai point en me réveillant la poignante tristesse qui traverse certains cœurs comme une lame aiguë lorsque dans le sang qui les anime ils sentent rentier l’air froid et cruel de la vie, je me sentis bien éloigné pourtant des régions où s’étaient fermés mes yeux. Notre convoi s’était arrêté, nous étions arrivés à notre destination. Une portière qu’on venait brusquement d’ouvrir laissait pénétrer un air nocturne qui avait quelque chose d’âpre et d’irritant. Mes compagnons, autour de moi, bâillaient, se frottaient les yeux, passaient enfin par cet implacable malaise qui, au sortir de tout repos, de tout oubli, de tout songe, s’offre à nous comme le portique de la vie. J’appris que je venais d’arriver à Casal.

Nos chevaux ne pouvaient pas être débarqués sur-le-champ, et le maréchal Canrobert avait hâte de gagner la demeure où devait s’établir son quartier-général. Il se mit pédestrement en route au milieu de la nuit. Nous marchions dans l’ombre de grandes maisons, plus semblables à des casernes ou à des cloîtres qu’à des palais, qui bordaient des rues longues et étroites. Il me sembla que nous marchions longtemps. Chacun sait la dimension que prennent les courses dans les pays inconnus. Ces deux choses si profondément conventionnelles qu’on appelle la distance et le temps touchent tantôt à l’infini, tantôt au néant, suivant les jeux de notre esprit. Ces jeux de notre esprit si rians ou si douloureux, avec quelle puissance ils s’exercent dans une contrée que l’on aborde tout à coup et pour la première fois, où pas un seul souvenir ne vient çà et là nous offrir un point de repère ! On s’avance alors dans une région mystérieuse comme le désert et comme lui féconde en incroyables mirages. Qu’on suppose enfin ce lieu inconnu abordé la nuit en des circonstances semblables à celles où je traversai Casal, et l’on comprendra ce que je sentis. Le terme de notre promenade nocturne arriva. Le maréchal Canrobert avait pour demeure un vaste palais dont la porte, haute et massive, donnait sur une sombre rue. On aurait dit quelque logis féodal fait pour servir d’asile aux drames énergiques du moyen âge, la maison d’un Capulet ou d’un Montaigu. C’était le palais d’un riche banquier ; mais, quoiqu’il appartînt, je crois, à la race juive, le propriétaire de cette maison seigneuriale