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avait dans ses immenses salons plus d’une noble peinture où respirait le génie passionné de notre foi. Ces salons, que je parcourus rapidement à la clarté des flambeaux avant de gagner ma chambre, étaient décorés dans un goût en harmonie avec leurs vastes et sévères proportions. Sur les murailles aux riches tentures, des toiles de maîtres nous retraçaient maintes figures pieuses et guerrières. Des vierges ingénues cherchaient avec une curiosité grave et souriante tous les mystères du ciel et de la terre dans les yeux du divin enfant. Des martyrs élevaient au ciel leur âme réfugiée dans leurs regards, où la poursuivaient vainement à travers leur corps déchiré les flammes d’une impuissante douleur. Des chevaliers emprisonnés dans leurs armures semblaient encore peser sur le monde, dont ils étaient autrefois les dieux de fer. Enfin tous les souvenirs des temps passés, toute la poésie des âges héroïques et religieux remplissaient ce palais ; mais à l’endroit le plus apparent d’un salon splendide, au milieu d’un vaste panneau, entre ces peintures sacrées, était accroché un tableau représentant un vieillard dans le costume de nos jours. Je ne veux point médire de ce portrait : peut-être était-ce celui de l’hôte à qui nous devions cette magnifique hospitalité. Cet habit noir cependant avait quelque chose de plus terrible que les armures dont il était entouré. C’était la griffe de la vie moderne imprimée sur le monde dont elle a pris possession, griffe que l’on dit inoffensive, clémente, incapable de causer une blessure, mais que je sais pénétrante, aiguë et meurtrière, puisqu’elle s’enfonce sans cesse dans notre cœur à l’endroit où il alimente de ses sucs les plus précieux la plante divine de l’idéal.


III

Le maréchal Canrobert quitta Casal un lundi, à quatre heures du matin. Le Pô, sur lequel on avait jeté un pont de bateaux, me parut, sinon le roi des fleuves, comme l’appelaient les poètes antiques, du moins un fleuve de noble apparence et de rang illustre. L’été n’avait pas desséché ses eaux, qui n’ont pas la transparence lumineuse des eaux du Tessin, mais qui parlent à l’imagination par un air d’impétuosité et de grandeur. J’étais du reste en d’heureuses dispositions le jour où pour la première fois mon regard rencontra « es ondes. Le passage de ce fleuve, dont les rives portaient encore l’empreinte des bivouacs autrichiens, était une action importante. Le Pô franchi, on se sentait en plein pays de guerre. Or, tant que les années n’auront point jeté la glace à mon corps et l’ombre à mon âme, ce que j’appelle le pays de la guerre m’offrira, j’espère, l’attrait que le pays de chasse présente à une race d’hommes si