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tout ce qui peut faire déborder le vase insatiable : odeur des prés, senteurs de l’orage, parfum de la poudre. Voilà ce que je pensais tandis que nos chevaux franchissaient les cadavres et rompaient avec leurs poitrails les enlacemens de la vigne.

Ce que je pensais, je le retrouve facilement dans ma mémoire. Il y a des ivresses qui se dissipent, pour ne plus jamais renaître, dans l’air qui nous environne ; il en est d’autres au contraire, mystérieuses et puissantes, dont les vapeurs vont se perdre au fond de notre âme : telles sont les ivresses des combats. Celles-là sont restées en nous, et sortent de notre cœur quand nous le déchirons pour en faire jaillir le souvenir. Mais ce que j’ai senti n’est pas ce que je souhaite le plus de rendre ; je voudrais avant tout dire ce que j’ai vu. Or quand on a vraiment participé à un combat, même de la manière la plus obscure, quand toutes les énergies d’une bataille, semblables aux willis de la ballade allemande, vous ont saisi et maintenu des heures entières dans le tourbillon de leurs mouvemens, peut-on avoir autre chose dans sa cervelle que des images forcément incomplètes, tumultueuses, confuses ? Eh bien ! cette série d’images, pareilles aux arbres vacillans, aux maisons roulantes, aux paysages ivres, qu’on traverse en chemin de fer, je voudrais les faire courir maintenant sous les regards auxquels j’ouvre mon esprit, comme elles ont couru sous mes yeux.

Le maréchal Canrobert s’élance vers un amas de maisons qu’entoure une épaisse fumée. Cet amas de maisons s’appelle Ponte-Vecchio-di-Magenta. Le canal qui traverse ce village le sépare en deux parties, sans communication entre elles, car les Autrichiens ont fait sauter le pont qui les unissait. Pourtant nos soldats devaient combattre sur les deux rives de ce cours d’eau. J’ai su depuis ce que le général Vinoy et le général Renault avaient fait sur la rive gauche. Je vois encore le maréchal sur la rive droite. Au moment où nous arrivons à Ponte-Vecchio, ce village, qui, en quelques heures, fut pris et repris sept fois, subissait une invasion autrichienne. Quoique animées d’un dévouement héroïque et commandées par des officiers intrépides, quelques compagnies se retiraient devant les masses poussées par le général Gyulai, qui jetait en cette partie du champ de bataille colonne sur colonne, avec l’acharnement d’un joueur épuisant tout l’or de sa bourse sur un même coup. Le vent brûlant de la mousqueterie sifflait à travers le village, brisant les tuiles et arrachant le plâtre des maisons. Le maréchal Canrobert fait rebrousser chemin aux premiers soldats qu’il rencontre. — Allons, mes amis, leur crie-t-il, encore un effort à la baïonnette ! — A la baïonnette ! répètent autour de lui des voix fatiguées, mais ardentes, où l’on sent vibrer toute l’énergie que des vouloirs indomptables peuvent