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arracher aux dernières profondeurs de l’âme. Et ces compagnies décimées, conduites par des officiers qui presque tous ont reçu des contusions ou des blessures, marchent de nouveau sur les feux ennemis, se jettent sur la mort, qu’elles forcent à reculer comme un fantôme vaincu par la sainte magie de la foi.

Les Autrichiens se sont repliés à leur tour. Quand nos yeux ne nous le diraient pas, nous le saurions par ces longs sifflemens qui traversent l’air, puis viennent aboutir sur le sol à une explosion soulevant autour de nos chevaux les mottes de terre et les touffes d’herbe. L’ennemi recommence à lancer ces fusées qu’il tient en estime particulière : projectile d’un poétique effet, mais lent, maladroit, incapable de lutter contre ce coin de fer que le canon rayé, à travers de fabuleuses distances, enfonce au cœur d’une armée. Le canon rayé, je le vois jouer son rôle sous la direction du général Le bœuf au pont du chemin [de fer, où le maréchal Canrobert retourne un instant. Le général Lebœuf a mis là quelques pièces en batterie. Ces pièces, tournées vers Ponte-Vecchio, lancent des boulets qui, décrivant une courbe immense, passent au-dessus du village où sont retranchés nos soldats, et vont tomber dans les rangs autrichiens. Ce chemin de fer d’où tout à l’heure nous courions à l’ennemi offre un spectacle entraînant. Le maréchal Canrobert y est accueilli avec enthousiasme par des troupes heureuses du secours chaleureux qu’il leur apporte, et qui assure le succès de leurs longs efforts. Pendant que le commandant en chef du troisième corps échange quelques mots avec le général Niel, qui vient de donner des ordres à la division Vinoy, je promène mes regards sur ce qui m’entoure. La confiance règne sur tous les visages. La statue n’est pas encore fondue, la statue immortelle que le soir nous offrirons à notre pays, mais les terribles accidens ne sont plus à craindre ; grâce à ces êtres d’âme et de chair qui se font une joie de se jeter dans la fournaise où il ne faut pas que la flamme s’éteigne un instant, elle sortira complète et radieuse du moule brûlant qui la cache à nos yeux.

Je reconnais dans ce coin du champ de bataille plusieurs visages que j’ai déjà vus, éclairés par des lueurs semblables à celles qu’ils réfléchissent maintenant. Ainsi je retrouve le général de Wimpfen, qui me rappelle l’Afrique et la Crimée. Les traits de ce vaillant soldat, dont le vieux nom est mêlé aux guerres de tous les pays et de tous les temps, sont ensanglantés et noircis ; mais son regard est rayonnant. Il m’adresse quelques paroles qui me font plaisir : « Ce sont toujours les mêmes hommes qui se font tuer, » disait en riant le maréchal Bugeaud. Le fait est que les champs de bataille ressemblent à ces salons où l’on retrouve toujours une même société. Ils ont un personnel d’habitués que les balles endommagent et diminuent