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rumeurs, je songeais involontairement à toutes les régions obscures qui entouraient ce point rayonnant du temps et de l’espace, aux combats de la veille et aux combats du lendemain, à tel arbre en cet instant même incliné par le vent de la nuit sur le sol qui recouvrait la dépouille d’un compagnon. Ce sont les pensées de cette nature qui donnent une si âpre saveur aux rapides jouissances de la guerre, en rôdant autour dès parties subitement éclairées de notre âme, comme ces pâles et sinistres figures qui, dans les grandes cités, rôdent autour des maisons en fête.

Je pus me convaincre bientôt du reste que j’avais raison d’imiter l’homme destiné à se lever avant le jour, et ne livrant qu’une moitié de lui-même aux chaînes dorées du sommeil. On frappa soudain à la porte de la vaste loge, où j’aurais pu me croire perdu dans un coin élégant et charmant de la société milanaise. Un mouvement venait d’être décidé, et nous devions, dans la nuit même, faire nos préparatifs de départ. J’abandonnai un entretien commencé, je rejetai au-delà de l’incertain horizon des batailles les projets que je devais exécuter le lendemain, je dis adieu à des hôtes d’une heure que probablement je ne reverrais plus, et je me dirigeai dans la nuit vers le palais où, sans le savoir, j’avais passé ma dernière journée. Milan n’était pas encore éveillé quand je montai à cheval pour rentrer dans les sentiers habituels de ma vie. Je m’éloignai de cette ville endormie le cœur reconnaissant, mais sans chagrin. Le soldat est un Juif errant volontaire : il n’a qu’une crainte, quoi qu’il en dise parfois, la terreur d’échapper au tourbillon qui le contraint à marcher.


VI

Je n’ai pas même entrevu Brescia. J’ai passé bien près de cette ville. Un soir, dans une course à cheval où j’accompagnais le maréchal Canrobert, j’arrivai jusqu’au détour d’un chemin bordé d’eaux limpides et ombragé par de grands arbres, qui m’aurait conduit en quelques minutes, si j’avais continué à le suivre, à la plus guerrière des cités lombardes ; mais le maréchal revint sur ses pas, et je ne lui demandai pas la permission de pousser plus loin ma promenade. Je l’ai déjà dit, j’obéis scrupuleusement, dans mes excursions à travers ce monde, aux lois d’une fatalité qui me paraît toute remplie de charme, et qui, en tout cas, délivre d’un grand poids ma conscience de voyageur. Même quand un simple rideau de feuillage me sépare de quelque objet réputé curieux et célèbre, je m’arrête derrière ce voile sans répugnance et sans regret, si les nécessités de ma vie me l’ordonnent.