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Depuis mon départ de Milan jusqu’à mon arrivée sur le champ de bataille de Solferino, le seul incident qui ait laissé une trace dans mon esprit est une mission que je remplis auprès de l’empereur à Triviglio. Le quartier impérial consistait en une modeste habitation située au fond d’une petite cour. J’étais parti à quatre heures du matin ; le ciel avait encore des teintes roses et l’air, des souffles frais, quand j’arrivai à mon but. Je trouvai l’empereur, en uniforme et en épaulettes, dans une pièce étroite qui composait, je crois, tous ses appartemens. Il était assis, la tête inclinée devant une table chargée de cartes géographiques. Je n’ai pas à raconter ici la mission, toute militaire, et d’une très secondaire importance, qui m’était confiée ; mais ce qui, dans une histoire, ne mériterait pas d’occuper une ligne a le droit de figurer dans des commentaires, puisque c’est dans le développement des pensées intimes que réside toute la force de ce genre d’écrits. Je n’avais pas revu l’empereur depuis le jour où je l’avais aperçu à la Scala, au fond de cette salle éclatante que sa présence remplissait de tant de bruit. Je le retrouvais seul, dans une chambre silencieuse éclairée par un jour matinal. Il y avait là des contrastes qui devaient forcément me frapper. J’ai toujours pris plaisir aux décorations changeantes de la vie ; puis le tableau qui était devant moi renfermait le mystérieux attrait que présenteront toujours les tableaux de cette nature. Que l’on me montre dans un cadre, au fond d’une galerie, animé de la seule existence que peut donner le pinceau, un des puissans de ce monde se recueillant à la veille d’une action décisive : je m’abîmerai dans de longues rêveries. L’émotion que me feront éprouver quelques traits et quelques couleurs sur un morceau de toile, je puis l’accepter à coup sûr d’une scène offerte à mon esprit et à mes yeux par la main vivante du destin.

Notre dernière étape avant le champ de bataille où devait se passer la plus grande lutte peut-être des temps modernes fut un petit village appelé Mezzane. Là, le maréchal Canrobert fut logé dans une riante maison située au milieu d’un jardin, entre deux gazons frais et brillans où de grands arbres projetaient leurs ombres. Sur la même ligne que cette maison, dont la séparait seulement un fossé rempli d’eau courante, une église au toit élégant, une véritable église d’Italie, se dessinait sur un ciel d’un bleu gai et limpide. J’ai passé deux jours entiers dans cet aimable paysage où ma pensée retourne souvent. L’attrait de ces lieux et de ces journées tient en grande partie, je le crois, à ce qui allait leur succéder. Pour moi, le séjour à Mezzane est le prologue de Solferino, ou, pour mieux dire, le rideau gracieux derrière lequel se dressaient à mon insu toutes les machines formidables et tous les éclatans décors de l’immense drame où j’allais avoir le bonheur de figurer.