Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/636

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jusque dans la salle du conseil. De pauvres mères venaient déposer à ses pieds leurs enfans, en lui disant : « Prenez-en soin, nous n’avons plus de pain à leur donner. » Toute cette population aurait péri, s’il n’eût partagé avec elle le reste de ses approvisionnemens. Tel est néanmoins dans ce pays l’empire des préjugés religieux, que nul n’aurait voulu toucher à la viande des chevaux que le colonel faisait abattre pour donner du bouillon aux malades. Encore ceux-ci n’acceptaient-ils cet aliment que grâce à une innocente ruse des médecins, qui le leur offraient en guise de médicament. « Nous veillons pour le sultan, le sultan ne veille pas pour nous ; » telle était la seule plainte qu’arrachât cette affreuse misère aux soldats. Ils se sentaient abandonnés. Depuis le jour où l’envoyé d’Omer-Pacha était venu leur annoncer la concentration de l’armée du serdar sur le Tchorok, ils étaient sans nouvelles de ce général, et l’attitude même des Russes indiquait qu’ils ne prenaient pas le moindre souci de ses opérations. En effet Omer-Pacha n’avait pas quitté les bords de la Mer-Noire, et pour arriver à délivrer la garnison de Kars sans s’exposer aux coups des Russes, il venait d’exécuter une des marches les plus fabuleuses dont l’histoire fasse mention.


III

Pour être juste envers le serdar-ekrem, nous devons reconnaître qu’il s’était vu longtemps entravé dans ses projets par des circonstances étrangères à sa volonté. Dès le mois de juillet, il avait adressé aux généraux alliés une lettre qu’il convient de reproduire ici :

Omer-Pacha aux généraux Pélissier et Simpson.

« Quartier-général, au vallon des marins anglais, le 12 juillet 1855.

« Excellence,

« J’ai eu l’honneur de recevoir la lettre qui m’a été adressée par votre excellence et le général en chef de l’armée anglaise.

« Je m’empresse de vous informer qu’hier, depuis que j’ai adressé à votre excellence la note du 11 juillet, j’ai reçu de mon gouvernement une dépêche dans laquelle le gouvernement m’informe que toute la Turquie d’Asie est exposée, même jusqu’aux portes de Constantinople, et me prie incessamment, en disant que chaque heure est de la plus grande valeur, de trouver les moyens et de mettre en exécution les mesures nécessaires pour éloigner le grand danger dans lequel se trouvent le gouvernement, la Turquie et par conséquent la cause des alliés.

« Dans ces circonstances, ayant dans la Crimée 60,000 Turcs, dont la plupart viennent d’Asie, et dont la famille et les biens sont exposés aux ravages de l’ennemi, et trouvant que cette armée reste en Crimée inactive, sans que