Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/653

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lymphatique et molle, blonde et pâle, s’affaissait chaque jour davantage sous le poids invisible qui l’écrasait. Avec l’apathie d’un être privé de réflexion, elle travaillait jusqu’à minuit et quelquefois plus tard, non par amour d’une besogne insipide, mais dans la crainte de faire un mouvement pour gagner sa chambre à coucher.

La jeunesse de Ghislaine, sa beauté, surtout la rare élégance de ses manières, empêchaient de distinguer chez elle les germes des défauts qui, au premier coup d’œil, frappaient chez ses parens. Un observateur pénétrant eût peut-être conjecturé qu’elle aurait un jour l’esprit misanthropique et défiant du baron et la mélancolie découragée de sa mère. Norbert, à vrai dire, n’était pas un psychologue très exercé. Sa belle cousine, — la rose de Noël, comme il aimait à l’appeler, — lui paraissait une créature idéale, et il éprouvait une telle jouissance de l’amitié qu’elle lui témoignait que son imagination n’allait pas au-delà de ce paradis, qu’il faudrait, hélas ! bientôt quitter. Pour Ghislaine, le mot d’amitié que je viens d’employer était peut-être exact, — quelle jeune fille voit clairement à cet âge ce qui se passe dans son âme ? — Pour Norbert, il était trop faible. Un homme moins inexpérimenté que Norbert n’eût pas tardé à deviner que son amitié pour Ghislaine était une vraie passion.

Plusieurs causes contribuaient à son aveuglement. Sa cousine était beaucoup plus riche que lui, et il n’ignorait pas que sa famille l’avait depuis longtemps promise à une famille ducale française, dont les terres étaient en Bretagne. Ces considérations lui paraissaient si fortes que Ghislaine lui semblait placée dans une autre sphère que celle où devait se passer sa vie. Du reste, ses appréciations étaient assez fondées. Sa cousine, qui n’avait presque rien appris, s’était cependant assimilé quelques idées qui étaient devenues pour elle une sorte de religion. Elle était intimement convaincue qu’elle était destinée à être duchesse ; son rôle social faisait, à ses yeux, partie de l’essence même des choses. Dans ces intelligences froides et bornées, les conventions humaines prennent aisément, du moins dans la jeunesse, la place de la fatalité antique. Le peu d’affection dont elles sont susceptibles est toujours subordonné à certains principes qui se rattachent au ciel ; mais quand elles ont acquis plus d’expérience de la vie, ces principes conservent-ils la même valeur absolue ? Il serait téméraire de l’affirmer.

Ai-je eu raison d’appeler Ghislaine « une âme froide ? » Ce mot, je le crains, ne rend pas très exactement ma pensée. Aucune passion ne pouvait encore prendre racine dans son cœur ; mais elle portait dans l’amitié une ardeur très sincère, car les natures disposées à la mélancolie ont généralement besoin de consolateurs. Or