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l’embarquement des instrumens d’agriculture et des outils nécessaires pour la construction de nos cabanes. Rendu sage par l’expérience, je choisis la route de mer ; mais en dépit de mes précautions, ce second voyage devait être encore plus émaillé d’accidens et plus périlleux que le premier. Dès que nous eûmes dépassé Punta-Tapias, le vent, devenu plus fort, imprima une grande vélocité à notre barque informe, creusée dans le vaste tronc d’un fromager ; malgré les efforts des bateliers pour maintenir le bongo perpendiculaire à la lame, le malheureux esquif était ballotté à droite et à gauche, et chaque vague le remplissait d’écume. Bientôt il arriva en face de Dibulla, où nous devions débarquer. Tenir plus longtemps la mer dans une embarcation pareille était insensé, il fallait nous diriger résolument vers l’embouchure du Rio-Dibulla au risque de naufrager ; « mais que m’importe, disait le patron du bongo ; homme horrible dont le visage n’était qu’une grande boursouflure noire rayée de jaune, que m’importe, pourvu que je me sauve ? » Plus nous approchions du bord, plus la mer devenait furieuse ; chaque vague, chargée de sable, nous poursuivait en rugissant, s’écroulait comme un rocher au-dessus de nos têtes, remplissait à demi la barque d’eau salée, puis la laissait osciller comme étourdie sous le coup, jusqu’à ce qu’une nouvelle vague, plus haute encore, vînt nous pousser devant elle. Enfin un choc plus violent que les autres renversa le bongo, et sans trop savoir ce qui nous arrivait, nous fûmes tous, dans le désordre le plus pittoresque, portés d’un jet puissant au milieu des sables de l’embouchure. C’est ainsi que, une fois sur quatre, on débarque dans le port de Dibulla. La mer y est toujours plus grosse qu’à Rio-Hacha, parce que la côte s’y recourbe directement en travers de la marche des vents alizés et reçoit en plein le choc des vagues. Cependant les ouragans y sont aussi inconnus que dans les autres parages des mers grenadines.

Je devais engager les Aruaques qui pourraient se trouver à Dibulla à me louer leurs bœufs de transport ; ces animaux, nés et élevés dans la sierra, ont seuls le pied montagnard et peuvent seuls porter de lourds fardeaux à travers les torrens et les marais : des bêtes de somme habituées à ne suivre que les sentiers de la plaine résistent rarement à la fatigue de pareils voyages, et le plus souvent on est obligé de les laisser en route. Pas un Aruaque n’était à Dibulla : il fallait donc, bien malgré moi, m’arrêter dans cet affreux village, environné de marais et de caños à l’eau croupissante.

Vers le milieu du XVIe siècle, Dibulla, que les Espagnols appelaient alors San-Sebastian-de-la-Ramada, et qu’habitait une fraction de la tribu des Taironas, était une ville riche et puissante. Lerma, le gouverneur de Sainte-Marthe, y leva, dit la tradition, une contribution