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un mot, Maggie !… lui dit-il en la forçant à se rasseoir. Et lui-même répondit alors à sa tante avec un tact, une modération, une fermeté qu’on n’aurait pu attendre d’un enfant de seize ans. — Si vous regardez comme une honte que le ménage soit vendu, pourquoi ne l’empêcheriez-vous pas, chère tante ?… Et si vous avez en vue de nous laisser plus tard quelque chose, à ma sœur et à moi, pourquoi ne pas payer immédiatement la dette qui force ma pauvre mère à se séparer de son mobilier ?

Chacun, et Maggie la première, s’étonna d’entendre ce langage viril sortir de si jeunes lèvres. Mistress Glegg elle-même, la farouche tante, se dit que le sang des Dodson coulait dans les veines de ce garçon, tout à coup émancipé par le malheur. Bref tout allait bien, et le conseil de famille inclinait secrètement aux résolutions généreuses, quand quelques paroles peu ménagées vinrent encore froisser chez Maggie ses sentimens les plus intimes et les plus chers. Mistress Tulliver était debout près de Tom, au bras duquel elle s’appuyait, comme pour mieux résister au choc des reproches dont ses sœurs l’accablaient. Maggie passa devant eux, tremblante d’indignation.

— Si vous ne pouvez apporter, s’écria-t-elle, aucune aide à ma pauvre mère, — qui est votre sœur, — à quoi bon vous mêler de ses affaires ? à quoi sert de la gronder ainsi ? Si, pour la tirer de la peine où vous la voyez, nul sacrifice ne vous paraît possible, même ceux qui en définitive ne vous appauvriraient en rien, il est inutile de nous tourmenter… Ne venez donc pas chercher ici querelle à mon père !… Il valait mieux que vous tous… Il était bon, lui : il serait venu à votre secours, s’il vous avait vus dans le malheur… Ni Tom ni moi n’avons besoin de votre argent, du moment où vous ne voiliez pas qu’il serve à tirer de peine notre pauvre mère… Nous n’en voulons pas, nous nous passerons de vous !

Après avoir ainsi jeté son défi aux oncles et tantes groupés en face d’elle, Maggie resta debout, les couvrant du regard noir de ses grands yeux étincelans, et prête à supporter toutes les conséquences de cette rude apostrophe. Sa mère était épouvantée. Cette folle incartade lui semblait, rompant tous les liens qui l’attachaient aux Dodson, faire crouler autour d’elle tout le présent et tout l’avenir. Tom n’appréciait qu’à demi l’héroïsme de sa sœur. À quoi bon cette sortie ? et que pouvait-il en résulter d’avantageux ? De fait, les tantes étaient indignées, les oncles singulièrement refroidis. L’un d’eux cependant, le plus riche et le mieux placé, car il était associé à l’une des premières maisons de banque de Saint-Ogg, n’en restait pas moins assez favorablement disposé en faveur de Tom. Celui-ci s’en aperçut, et ce fut chez M. Deane qu’il alla frapper, quelques jours après, pour s’enquérir du travail auquel il pourrait désormais demander les moyens de vivre et de soutenir sa mère.