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Leur entretien fut rapide, et d’une précision vraiment commerciale. Inventaire fait de toutes les connaissances qu’il avait acquises, Tom n’en trouva pas une qui pût l’aider à se procurer du pain. Ni les chants de l’Iliade ni les propositions d’Euclide n’ont cours sur le marché britannique, et M. Deane, en quelques mots aussi nettement décourageans qu’ils pouvaient l’être, eut bientôt mis en lambeaux, sous les yeux du jeune homme, l’attirail de fausse et vaine érudition qui lui déguisait son incapacité pratique. — Il ne vous suffira pas, lui dit-il, d’oublier tout ce que vous avez appris à si grands frais ; il faudra recommencer une éducation toute nouvelle. Vous ne savez pas même assez d’arithmétique pour faire le travail d’un commis… Vous n’êtes littéralement bon à rien… On pourrait, à la rigueur, vous mettre aux écritures ;… mais c’est un triste métier… On ne vit pas d’encre et de papier… On s’abrutit à tenir la plume sans fin ni trêve… Pour apprendre la vie, il faut vivre… Votre meilleure chance serait d’entrer dans un entrepôt, dans un magasin du port… Vous y apprendriez au moins le flair des marchandises… Mais vous ne vous y plairiez guère, avec vos habitudes d’aisance… Il faut y braver le froid et la pluie, il faut se résigner à y être coudoyé par de rudes compères… Vous êtes trop gentleman pour un métier pareil !

Tom avait le gosier serré pendant cette harangue, et il s’était mordu les lèvres plus d’une fois pour s’empêcher de pleurer ; mais enfin, sorti vainqueur de la lutte intérieure : — Je ferai, dit-il à son oncle, je ferai, monsieur, tout ce que vous croirez utile à mon avenir. Ce que le métier peut avoir de pénible, je saurai le supporter…

— Soit, reprit M. Deane, que l’attitude résolue de son neveu commençait à intéresser ; mais si je vous trouve un emploi,… fût-ce le plus modeste,… vous ne l’aurez, ne pouvant vous prévaloir d’aucun autre mérite, qu’à cause de notre parenté… Je deviendrai donc, par le fait même de ma recommandation, responsable de votre conduite. Et qui me dit ?…

Comme tous les jeunes gens, Tom ne comprenait guère qu’on pût douter de lui, ni surtout qu’on osât le lui dire en face. Son premier mouvement fut de se cabrer sous l’espèce d’injure qu’il recevait ainsi ; mais il se contint par un énergique effort de volonté.

— J’espère, mon oncle, répliqua-t-il simplement, que vous n’aurez jamais à vous repentir de m’avoir cautionné… J’ai d’ailleurs trop besoin de mon crédit pour m’exposer à le perdre.

Ces derniers mots décidèrent la question. Le vieux banquier, avec sa sagacité ordinaire, apprécia ce qu’un tel langage révélait de bon sens précoce et de prescience commerciale. Une cordiale poignée de mains, sans un mot de plus, scella l’engagement tacite qu’il prenait