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outre, elle exprime sans relâche comme un gigantesque laboratoire l’humidité que lui apportent les vents, et ses vallées, à l’exception de celles du versant méridional, n’ont jamais à souffrir des sécheresses.

Rien ne manque donc à la Sierra-Névada, si ce n’est une grande population : Européens, Chinois ou créoles. Maintenant ces montagnes sont tristes malgré leur beauté. Quand un voyageur se trouve seul dans une vallée au milieu d’un vaste cirque de pâturages et de forêts, et qu’il ne voit dans l’immense espace qu’un vautour, solitaire comme lui, décrivant de grands cercles au-dessus de sa tête, il se sent le cœur serré d’une véritable angoisse. Certainement la nature vierge est belle, mais elle est d’une tristesse infinie : ce qu’il lui faut pour la rendre joyeuse, c’est la fécondité, c’est la parure de champs et de villages que lui donneront les travailleurs.

Et ce n’est point seulement la Sierra-Nevada qui demande des bras à l’Europe et au reste du monde ; toute la Nouvelle-Grenade réclame aussi des colons. Est-il donc nécessaire de plaider pour un pays si beau, si admirablement pourvu de toutes les richesses de la terre ? Jadis bien des milliers d’Espagnols ont bravé la mort pour aller conquérir ce monde, que Colomb leur avait fait surgir du sein des mers comme une autre planète accouplée à la nôtre ; maintenant on semble plus indifférent pour la Nouvelle-Grenade qu’on ne l’était il y a trois siècles. Et pourtant cet Eldorado n’est pas seulement le pays de l’or, c’est aussi le pays du bonheur pour ceux qui savent apprécier la liberté. Dans notre vieille Europe, les traditions vivaces des temps barbares et du moyen âge nous obsèdent encore ; la surabondance de population obstrue à tout nouvel arrivant les avenues du bien-être. Trop à l’étroit sur notre petit continent, nous ne pouvons faire un pas sans empiéter sur la propriété d’autrui, et, par la force même des choses, les heureux vivent aux dépens du prochain. Murailles, barrières, règlemens, enceintes, restrictions, tout nous enferme comme les replis du fleuve infernal ; même ceux qui se croient libres habitent une étroite prison dans laquelle ils peuvent à peine se mouvoir, où leur pensée s’étiole avant d’avoir fleuri. Là-bas, dans la jeune république américaine, il n’y a pas de convives malheureux au grand banquet ; la terre féconde nourrit généreusement tous ses enfans, l’air de la liberté emplit toutes les poitrines. Peut-être, au, milieu de cette jeune nature, les hommes rajeuniront-ils aussi ; peut-être les cycles de l’histoire ne suivront-ils pas toujours, comme des animaux à la chaîne, leur cercle accoutumé !


ELISEE RECLUS.