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était réuni, le but de la mission avait été péniblement, mais complètement atteint ; on y avait joint des découvertes et des reconnaissances géographiques du plus haut intérêt. Le capitaine et son lieutenant venaient d’explorer ensemble quatre cent vingt milles[1] de côtes inconnues, Young trois cent quatre-vingts ; il ne restait plus qu’à rapporter à l’Europe et au monde intelligent le fruit de tant de labeurs. Pour cela, il fallait se dégager des glaces et gagner la mer libre. C’était la fin de la tâche, mais elle n’était pas sans difficultés et sans périls.

Tous les hommes furent mis à un régime propre à combattre les symptômes et les atteintes du scorbut ; les salaisons furent autant que possible laissées de côté et remplacées par le pemmican et la chair des animaux que l’on pouvait tuer, volatiles, rennes, phoques. Dans les premiers temps de l’expédition, on abandonnait aux chiens la chair de ces amphibies ; seulement de temps à autre un officier s’en faisait accommoder le foie. Il n’en était plus de même : elle était fort recherchée en qualité de chair à sang, blood-meat, comme disaient les matelots. On récoltait sur les hauteurs de l’oseille et les racines d’une espèce de lichen à fleur lilas pour en faire des salades ; la bière, le jus de citron étaient d’un fréquent emploi ; enfin une heureuse fortune mit à la disposition de l’équipage l’antiscorbutique qui passe auprès des habitués des régions polaires pour être le plus efficace : une baleine blanche. On réussit à tuer un de ces animaux à coups de fusil ; c’était une femelle mesurant treize pieds et demi, d’une couleur de crème uniforme ; ses yeux et les orifices de ses oreilles étaient extrêmement petits. Ces cétacés fréquentent en été des parages très élevés en latitude ; mais à l’automne ils émigrent vers le sud et descendent le long des côtes. Quand ils apparaissent sur celles du Groenland, toute la population tend des filets le long des rochers, sachant qu’ils suivent toujours le bord pour éviter un ennemi redoutable ; c’est un autre cétacé appelé par les matelots killer (meurtrier), le delphinus orca des naturalistes. Il atteint de quinze à vingt pieds de long ; il est rapide, armé d’une puissante mâchoire, et marche en troupe. Réunis, les killers attaquent la baleine et la harcèlent en se jetant sur sa queue et sur ses nageoires. L’été, quand ils font leur apparition dans les mers du Groenland, on voit les phoques chercher refuge tous ensemble dans les rochers et dans les criques, et le chasseur esquimau, dans son frêle kayak, également peu soucieux de la dangereuse compagnie des killers, s’enfuit à la vue de leur longue et raide nageoire dorsale qui fend l’eau avec promptitude. La baleine que

  1. Le mille anglais vaut 1,610 mètres.