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les couleurs sont les mêmes, et c’est sans doute moins la faute de l’auteur que de l’ordre d’idées auquel il s’est voué. Qu’est-ce donc là où un certain souffle d’inspiration ne soutient pas le poète, et où l’art se réduit à n’être qu’un assemblage de mots familiers, exhumés et enluminés pour faire honneur à la vérité locale ?

Le tout n’est pas pourtant d’échapper au despotisme fascinateur de l’esprit antique et des fictions de la Grèce païenne pour réaliser l’idéal de la poésie nouvelle. S’il ne fallait que cela et s’il suffisait encore de chercher la beauté dans d’étranges choses, M. Charles Baudelaire, l’auteur des Fleurs du Mal, serait, à n’en pas douter, un des précurseurs des nouvelles générations poétiques, car M. Charles Baudelaire est vraiment un poète à part, très moderne par la forme aussi bien que par le genre d’impressions qu’il exprime. Autant les vers de M. Leconte de Lisle sont empreints d’une sorte de placidité stoïque, autant la poésie de M. Baudelaire se déchaîne et s’agite, comme dans une crise nerveuse perpétuellement intense. Les nerfs en effet ont visiblement une aussi grande part que l’imagination dans ces fragmens étranges qui forment tout un poème plein de crudité. Il faut que les systèmes et les procédés littéraires arrivent à leurs plus extrêmes limites pour qu’on puisse apercevoir distinctement ce qu’ils ont de dangereux ou de puéril, ce qui se cache dans les théories à l’apparence superbe. Les Fleurs du Mal sont vraisemblablement le dernier mot d’une double tendance de la poésie moderne, le matérialisme de l’art combiné avec l’analyse subtile et violente des désirs, des tourmens, de toutes les agitations malsaines de l’être intérieur. On pourra broder des variations sur le même thème, il sera difficile d’aller plus loin.

Et ne croyez pas au surplus que l’auteur des Fleurs du Mal soit un talent inhabile. Si ce qu’il appelle lui-même « son grand amour de l’art » n’est le plus souvent que le fanatisme de la forme plastique, de l’expression crue et de l’image inexorable, il a du moins la science et tous les raffinemens de ce matérialisme poétique dont il représente exactement la métamorphose la plus récente. M. Charles Baudelaire s’est fait une langue singulièrement libre et hardie, ou plutôt il s’est approprié avec une verve dangereuse cette langue de l’école, qui a l’ambition d’être tout à la fois une peinture et une sculpture, et de rendre sensible même ce qui est immatériel et impalpable. On dirait seulement que, maître de la forme, ouvrier expert dans l’art de tailler curieusement des phrases et d’enrouler des épithètes comme des festons bizarres, il s’est trouvé tout à coup embarrassé et s’est demandé quelle idée il allait envelopper de ce luxe de sonorités et de ciselures. « Je veux vous chanter un chant nouveau, » dit le poète allemand. M. Baudelaire, à son tour, a voulu