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chanter à tout prix une chanson nouvelle, et quelle chanson ! L’hallucination sinistre, la légion des vices grouillant dans la nature humaine comme un peuple de démons, comme un million d’helminthes, la haine inextinguible et semblable au tonneau des pâles Danaïdes, l’ennui qui rêve d’échafauds en fumant son houka, et qui dans un bâillement avalerait le monde, la femme racontant le dur métier de la beauté, l’égoïsme s’infiltrant partout, l’amour faisant des bulles avec la cervelle de l’humanité et les soufflant dans l’air, ce sont là les motifs habituels des Fleurs du Mal. Vous avez la note fondamentale ; elle n’est point faite pour rehausser ou réjouir le cœur. Un poète de la même école, qui est passé presque au rang d’ancêtre dont on recueille les œuvres complètes, — tant il est facile aujourd’hui de devenir un ancêtre ! — M. Théodore de Banville, a certes, lui aussi, le culte de l’art matérialiste :

O poète, il le faut, honorons la matière !


Ainsi dit-il pieusement à l’auteur des Fleurs du Mal lui-même. Du moins, en honorant la matière, M. Théodore de Banville la montre dans sa grâce extérieure et dans ses sourires. C’est un amant de la beauté visible et de la lumière, dont la fantaisie païenne ne va pas se promener dans les régions hideuses, et même quand par hasard il rencontre au passage une inspiration simple et juste, il lui donne un tour gracieux comme dans les souvenirs familiers de la Font-Georges. M. Charles Baudelaire, le frère puîné de M. Th. de Banville dans le matérialisme poétique, est un réaliste de l’espèce sombre. Il s’est pris d’un étrange amour d’artiste pour toutes les choses malsaines de l’humanité, et il les fait resplendir dans ses vers comme les écailles reluisantes d’un serpent monstrueux. Son opinion sur l’homme est médiocre :

Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie
N’ont pas encor brodé de leurs plaisans dessins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C’est que notre âme, hélas ! n’est pas assez hardie.

C’est Henri Heine qui dit dans un de ses Nocturnes : « Oh ! que je puisse avoir le spectacle de grands vices, de crimes sanglans et immenses ! » Mais le railleur allemand, qui a des familiarités avec les nixes et les kobolds tout comme M. Baudelaire avec les helminthes, et qui invoque le spectacle des perversités imprévues pour rassasier un moment son ennui, l’impitoyable railleur se moque ici et toujours. Il se moque de tout, des grands vices aussi bien que de la « vertu qui a bien dîné, » des nuages qu’il supplie de l’emporter