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quittant l’arbre qui me couvrait, et jetant au tigre le même regard de mépris qu’un mouton eût obtenu de moi, je le tirai au moment où il passait devant moi, le poil hérissé, poignardant l’air de sa moustache blanche et dardant le feu par ses prunelles dilatées. Cette fois, du coup qui me restait, je lui traversai le cœur. Il fit encore deux ou trois bonds de douze à quinze pieds chacun, après quoi il alla donner de la tête sur un des rochers parmi lesquels il avait son antre. Sa queue épaisse et noueuse battait encore l’air. Je pris une autre carabine, et, m’arrêtant à quinze yards de lui, — le gaillard respirait et haletait encore, — je lui cassai les reins d’une dernière balle. Pour le coup, il était bien mort. Le kullal pourtant n’osait approcher. — Allons, mon vieux camarade, lui dis-je en lui frappant sur l’épaule, voilà ce que nous avons fait de votre ennemi !… Et maintenant où est la tigresse ?… — La tigresse ? répondait-il tout tremblant, je ne sais rien de la tigresse… Voici bien le maître de notre village… La tigresse se désaltère bien loin d’ici,… dans une tout autre direction.

Mon man-eater, que j’examinai tout à loisir au camp après avoir pris le thé, était d’une taille et d’une force extraordinaires. Il mesurait, étendu mort à mes pieds, une longueur de dix pieds huit pouces. Sa queue, remarquablement courte, n’avait que trois pieds trois pouces : elle était d’une grosseur tout à fait disproportionnée ta sa longueur. Sa tête était énorme. Ses puissantes griffes étaient presque toutes épointées, et c’est là ce qui sauva mon pauvre bouvillon, qui, fort égratigné et le cou percé comme un crible, vieillit à présent, très valide et très heureux, dans quelque troupeau de bêtes à lait.

Les villageois accouraient de tous côtés pour assister au dépeçage du terrible animal, et je n’oublierai jamais certaine grimace du mokassee[1] de Doon-Gurghur. On venait de faire fondre la graisse du tigre, — qui par parenthèse en donna un peu plus de trois gallons, — et l’honorable fermier, muni d’une petite cruche, demandait qu’on la lui remplît. — Vous y avez droit, lui dis-je très sérieusement, c’est la graisse de vos administrés.

Le sourire dont il accueillit cette plaisanterie, — au demeurant un peu risquée, — avait quelque chose de sinistre.

— Et la tigresse ?… interrompis-je.

— Patience, mon brave. Je me mis en campagne pour la dépister immédiatement après avoir fait manger ma troupe ; mais, bien que ses traces fussent relevées par-ci par-là dans la montagne, il fallut revenir sans l’avoir vue. N’ayant pas dormi la nuit précédente,

  1. Le mokassee est le preneur à bail des revenus d’un village indien.