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je tombais littéralement de sommeil. Le soin d’allumer les feux, de poster les sentinelles, etc., fut confié au duffadar, que je pris soin de mettre sur ses gardes en l’avertissant que nous étions, dans le voisinage d’un autre man-eater. Une heure pourtant ne s’était pas écoulée que cet homme accourut m’éveiller en criant qu’un de nos soldats venait d’être emporté. Je saute sur mon fusil chargé à poudre, et je tire en l’air ; puis me voilà hors de ma tente, et je me trouve en pleine obscurité. Pas un feu dans tout le camp, sauf deux ou trois charbons se mourant sur les cendres auprès desquelles avait été saisi mon malheureux cavalier, sous les yeux mêmes et à cinq ou six pas du duffadar, au moment où, appelé par ce dernier à relever une sentinelle, il mettait en ordre ses buffleteries. La tigresse, furtivement arrivée par le fond d’un ravin jusque dans l’espèce d’enceinte qui formait le camp, lui avait sauté sur la poitrine en le mordant au visage, et la bouche de l’homme, hermétiquement enveloppée dans la gueule de l’animal, n’avait pas même articulé un gémissement !

Ma première inspiration, quand j’eus bouclé mon sabre et pris un de mes fusils, fut de remonter le ravin et de devancer, s’il en était encore temps, la tigresse au pied des montagnes. Le plus jeune de mes shikarees, Nursoo, me suivait avec une carabine. Mangkalee, dans ce premier moment de trouble, ne se retrouvait pas. Fakir-Ahmed, mon valet de table ou khitmutgr, portait mon falot. Les villageois d’ailleurs, accourus avec leurs torches, garnissaient le camp. Tandis que nous cheminions dans le ravin, appelant à grands cris le pauvre Gholam-Hoossain-Khan, il me sembla entendre comme un soupir étouffé. Nous marchâmes, mais en vain, dans la direction de ce faible bruit. Après des recherches inutiles, il fallut rentrer. Il était minuit moins dix. La lune se levait. Notre seule espérance, — et bien incertaine, — était que le pauvre diable, lâché par la tigresse effrayée, avait pu grimper à quelque arbre, et que de là, complètement énervé par la peur, il n’osait répondre à nos appels.

Malgré mon excessive fatigue, je ne pouvais m’endormir. Vers trois heures, les langours se remirent à siffler. Bientôt après, parmi leurs criailleries aiguës, mon oreille discerna un bruit étrange. La sentinelle, que j’interrogeai, me répondit tout simplement que « c’étaient les singes. » Mais je reconnus sans peine le sourd grognement de la tigresse, accompagné d’un craquement d’os brisés. Que faire ? À quoi bon se risquer, par une nuit noire, dans ces sentiers impraticables, même de jour ? C’était compromettre sa vie pour sauver un mort. J’attendis le jour. Le jour venu, il ne fut pas difficile de constater ce qui s’était passé. La tigresse avait emporté sa victime tout le long du ravin sablonneux. La traînée du cadavre était partout