Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/483

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui loger une balle entre les deux yeux ; mais le soleil brillait sur les canons de mes fusils : remuer d’ailleurs, ne fût-ce qu’un doigt, suffisait pour m’ôter toute chance. À ma droite étaient assis Mangkalee : il voyait l’épaule de la tigresse ; à ma gauche, Nursoo : il voyait son train de derrière et ses reins. Quant au kullal, incapable de supporter même la vue de cette terrible bête, il avait la tête entre ses genoux et ses deux mains sur ses yeux. À la longue, son immobilité lui devint insupportable, et de sa main droite il se gratta le mollet… Ce mouvement suffit. La tigresse se laissa derechef glisser dans le ravin et remonta de l’autre côté du même pas à la fois furtif et résolu.

Je sentis qu’elle m’échappait, et, saisissant mon « Wilkinson, » je la tirai entre deux buissons, mais trop en arrière et trop bas ; la balle pourtant lui traversa le ventre et alla tomber de l’autre côté. Elle fit un bond et poussa un rugissement, puis continua sa route sans se hâter. Nous jeter en bas de notre arbre et la suivre dans la direction de l’eau ne fut que l’affaire d’un instant. Au bord de l’étang où par mes ordres le bouvillon noir avait été lié, nous le retrouvâmes… parfaitement mort. Sa veine jugulaire avait été coupée comme par la lancette d’un habile chirurgien, et le coup avait dû être fait immédiatement après le départ des hommes qui étaient venus disposer cet appât. L’obscurité se faisait du reste ; il fallait regagner nos tentes, et au regret d’avoir perdu la tigresse, désormais réfugiée derrière d’inaccessibles rochers, se joignait l’amertume d’avoir subordonné les inspirations de ma vieille expérience aux conseils de quelques paysans stupides. Pour me consoler, ils m’assuraient que, simplement blessée, la tigresse mourrait infailliblement, et qu’ils se chargeaient de me l’avoir. J’étais aussi porté à les croire ; par de si fortes chaleurs et vu le tempérament inflammable de ces sanguinaires animaux, une blessure un peu grave devient presque toujours mortelle.

Le lendemain matin, à la petite pointe du jour, — heure assez périlleuse, par parenthèse, — je voulus aller m’assurer si le bouvillon mort était encore dans le même état que la veille. L’épreuve fut favorable. Évidemment la tigresse n’était pas revenue ; donc elle était ou morte, ou bien malade. Je l’attendis jusqu’à dix heures. Un grand singe mâle, perché sur un arbre mort, me guettait et parut comprendre qu’il n’avait rien à craindre de moi, car il appela tous les membres de sa famille, qui vinrent s’ébattre autour de lui. Après avoir bu, ils s’en retournèrent chez eux, c’est-à-dire dans les rochers. Il vint aussi des gazelles, qui se désaltéraient paisiblement à cinquante pas de moi. C’était un dimanche, et le dimanche je ne tire jamais que des tigres. D’ailleurs il ne fallait point faire de bruit. Laissant deux hommes en sentinelle au haut d’un arbre, je retournai