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quelque chose d’harmonieux. Ici c’est plus que de l’opposition, c’est de l’antipathie : chacun de ces deux tableaux fait ressortir trop violemment ce que l’autre n’a pas, pour qu’ils n’y perdent pas tous deux. Mais si nous écartons le van der Helst, que mettrons-nous à sa place ? Je ne vois que Rembrandt lui-même qui puisse soutenir le voisinage de Rembrandt. Justement, dans ce même musée, il est une autre de ses œuvres, moins grande que la Ronde de nuit, et cependant de taille à figurer en face d’elle : c’est le portrait des syndics de l’ancien Staalhof. Cinq marchands drapiers d’Amsterdam, les chefs de la corporation, sont en séance autour de leur bureau couvert d’un ample tapis rouge. Ils ont tous leur chapeau sur la tête, chapeaux de feutre à haute forme, à larges bords ; tous ils sont habillés de même : vêtemens de drap noir, grand collet de chemise, uni et rabattu. Ils parlent et discutent, non sans vivacité. Un domestique, tête nue, est debout derrière eux. La salle est simplement meublée, et le décor en est seulement indiqué. Il n’y a là, comme on voit, rien de très poétique, rien de très pittoresque, et quant à la lumière, elle est franche et largement diffuse, sans mystère, sans apparente combinaison. Le peintre a dédaigné ses artifices ordinaires, et, sans autre secours que la pure vérité, il a fait, selon moi, son chef-d’œuvre. Cette conversation de cinq hommes d’affaires., où chaque interlocuteur soutient son rôle et nous fait presque entendre ses raisons et ses argumens, ce dialogue en relief est une page de Molière. C’est la vie même, et, au fond, comme une pointe d’ironie sur l’importance agitée de ces cinq personnages. Les caractères sont exprimés avec cette souplesse et cette netteté qui n’appartiennent en général qu’aux seuls dessinateurs, et c’est en même temps toute la fougue et tout l’entrain du plus puissant des coloristes. Il y a plus de jeunesse dans la Ronde de nuit, mais aussi plus d’écarts et plus d’exubérance. Ici la sève déborde encore, et de plus vous avez le fruit. Dix-neuf ans d’intervalle séparent les deux tableaux : l’un est de 1642, l’autre de 1661. Peut-être la distance est-elle encore plus grande, si vous mesurez les deux œuvres. La Ronde cependant étonne davantage et plaît plus à la foule. Aux yeux de la critique, les Syndics sont d’un autre ordre. On pourrait presque dire que, pour Rembrandt, c’est une vierge de San Sisto, le dernier terme de son art.

Dans la salle où ce chef-d’œuvre est aujourd’hui placé, on voit, en face, un grand et bon tableau qu’il écrase et qu’il humilie. Le peintre est Karel du Jardin ; le tableau représente encore un syndicat, les cinq chefs d’une autre compagnie. Si les Syndics de Rembrandt n’étaient plus là, ceux de Karel du Jardin prendraient une importance, un intérêt et même un coloris dont on n’a pas la moindre idée. C’est une peinture élégante, bien composée, pleine d’esprit,