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les autres fondateurs de religion, d’avoir en trente ans converti à leur foi près de 200,000 hommes, dont 100,000 sont groupés autour d’eux en un formidable corps de nation, les prêtres mormons voient dans ce premier triomphe la preuve la plus éclatante de leurs triomphes futurs. Ils se croient déjà les conquérans du monde. À les entendre, les théologiens d’Utah connaissent déjà parfaitement l’histoire de notre siècle et de ceux qui suivront : dans un avenir prochain, Gog et Magog, c’est-à-dire les rois de la terre et leurs armées, se réuniront pour écraser les saints des derniers jours ; mais ceux-ci n’auront rien à craindre, car le prophète qui les guide brandira dans sa main l’épée flamboyante de Laban. Gog et Magog seront vaincus à la bataille d’Armageddon, et le Seigneur détruira par la peste et la famine les débris de l’armée en déroute. Alors la terre deviendra la propriété des saints, le bienheureux règne des mille ans aura commencé. Les Juifs de l’ancien monde rebâtiront leur temple à Jérusalem, tandis que les nouveaux Israélites ou mormons construiront, avec l’aide des Indiens convertis, la nouvelle Jérusalem dans le comté de Jackson, au centre même de l’ancien paradis terrestre. Les continens d’Europe et d’Amérique, aujourd’hui séparés par l’Océan, se réuniront de nouveau comme au premier jour de la création, des villes se bâtiront sur le fond soulevé des mers ; « entre les deux Jérusalem sera frayée une grande route que le pied du lion n’a jamais foulée, que l’œil de l’aigle n’a jamais vue. » Tous ces événemens arriveront avant la fin du siècle, et Brigham Young ne craint pas d’annoncer que les États-Unis seront balayés au plus tard vers l’année 1890.

Sans employer le même jargon mystique, les libres Américains affirment de leur côté qu’ils ne toléreront pas cette théocratie redoutable qui fonde un état d’ilotes au milieu de leur république, et met en péril toutes les libertés individuelles par sa terrible organisation hiérarchique. Après une lutte dont il est impossible de prévoir les péripéties, il faut que les mormons se fondent graduellement dans les colonies américaines, et perdent ainsi la centralisation redoutable qui fait leur force, ou bien qu’ils reprennent le chemin de l’exil pour aller fournir une autre étape dans une île du Pacifique. Peut-être aussi la mort de Brigham, qui de sa forte main dirige si bien l’empire, donnera-t-elle un libre cours à bien des ambitions aujourd’hui comprimées, et la communauté se divisera-t-elle en fractions ennemies, pour travailler sans le savoir à sa propre destruction. Dans cette société américaine, où les événemens se hâtent, où les évolutions des hommes et des choses se succèdent si rapidement, il est certain que le fanatisme des mormons ne se perpétuera pas de père en fils. D’ailleurs les doctrines et les mœurs des saints ont porté leurs fruits : la génération qui s’avance est gangrenée jus-