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qu’au fond de l’âme, et ne vit déjà plus de cette ardente foi qui fait la prospérité des empires naissans.

On peut dire que la période de décadence a commencé pour les mormons. Il est vrai que leur nombre augmente, que leurs villes s’embellissent, que les routes se tracent ; mais tous les progrès réalisés par les saints des derniers jours sont peu de chose, comparés à la furie de civilisation qui emporte les états limitrophes. Le territoire d’Utah a été colonisé avant la Californie, et cependant il compte à peine 100,000 habitans, tandis que l’état du Pacifique a plus de 500,000 âmes, un commerce immense, des usines nombreuses, des chemins de fer, des lignes de bateaux à vapeur. Des colonies de Californiens ont envahi le territoire d’Utah et en ont virtuellement conquis toute la partie occidentale. Les 60,000 mineurs de Washoe, de Carson, du lac Pyramide, ennemis irréconciliables des mormons, rapprochent chaque année leurs avant-postes de la Nouvelle-Jérusalem, refusent toute obéissance aux lois des saints et menacent hautement de destruction l’empire de Brigham, lorsqu’à leur tour ils seront devenus les plus forts. En même temps les pionniers du Kansas, à peine arrivés d’hier dans les prairies du far west, remontent déjà leurs rivières jusqu’au pied des Montagnes-Rocheuses, et bientôt ils apparaîtront sur les collines d’où l’on voit au loin s’étendre le panorama du Grand-Lac-Salé. La distance qui sépare la Nouvelle-Jérusalem de New-York et de San-Francisco diminue à vue d’œil. Une simple route d’émigrans a d’abord relié cette ville aux deux grandes cités du Pacifique et de l’Atlantique, puis on a tracé une route de diligences ; maintenant l’électricité a tendu son fil magique à travers le plateau d’Utah ; en moins de dix ans, une ligne ferrée, qui déjà se prolonge de chaque côté vers la retraite des mormons, fera de leur désert le grand chemin des nations. L’humanité est solidaire : c’est une loi fatale à laquelle aucun groupe d’hommes ne peut échapper. Une société, fût-elle moralement supérieure au reste du monde, ne peut vivre isolée ; elle a beau se retrancher dans un désert, s’entourer de lois, de règlemens, de prohibitions : le mur d’airain qui la défend est renversé tôt ou tard, et ces égoïstes qui ne voulaient pas de l’union paisible avec les peuples environnans rentrent dans le sein de l’humanité après d’effroyables scènes de violence. Le fanatisme des mormons, leur merveilleuse industrie, leur accord, même leur bon droit apparent, ne suffiront point à les protéger contre la destinée qui les menace, car ils se sont mis en travers de l’humanité ; leur foi leur montre des ennemis et des esclaves futurs dans tous les hommes, tandis que la vraie religion est celle de la fraternité universelle.

Élisée Reclus.