Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/922

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et qu’il ne peut recruter que parmi ceux-là mêmes qu’il possède et opprime. On oppose les uns aux autres, on fait garder les Hongrois par des Italiens, les Italiens par des Hongrois, les Croates par des Polonais, les Polonais par des Croates ; mais la lassitude atteint vite les hommes intelligens de ces races conquises, l’amour de la patrie leur parle plus haut qu’une vaine et menteuse discipline, l’imprescriptible droit à la liberté leur apparaît dans sa logique impérieuse ; ils désertent alors la cause qu’on les forçait de servir et vont consacrer leurs talens, leur science, leur bravoure à leur propre pays. Le Turc, ainsi que l’on disait autrefois quand il était tout-puissant et toujours en menace contre l’Europe, donnait seul raison d’être à l’empire des Habsbourg, car il avait été nécessaire de grouper dans une seule main tous les élémens chrétiens désunis, afin de lutter victorieusement contre les invasions de l’islamisme ; mais depuis que le trône des sultans ne subsiste guère plus qu’en vertu de conventions diplomatiques, l’empire d’Autriche ne serait-il pas lui-même une anomalie en Europe, un danger et une faute[1] ? Voilà une question posée. Qu’on laisse faire les peuples, et la question sera résolue. L’Europe pourra dès lors désarmer sans crainte, car les causes de guerre seront très diminuées. Le duché d’Autriche rentrera dans l’empire d’Allemagne, l’Italie sera libre, et l’on verra se former la prospère confédération des états unis du Danube. Les Hongrois pourront être les instrumens de cette révolution désirable, à moins que la Russie, emportée loin de ses intérêts directs, ne commette la folie qu’elle a commise en 1849, pour éprouver sans doute jusqu’à quel degré de profondeur peut descendre l’ingratitude des Habsbourg.

La légion hongroise faisait partie de notre brigade, elle était pour le colonel Eber un motif de légitime orgueil ; plus tard, dans les combats, elle a fait des prodiges. Elle était divisée en fantassins et en cavaliers ; pour le moment, les cavaliers, faute de chevaux, marchaient modestement à pied, traînant leurs grands sabres sur les routes poudreuses. C’était pour eux un sujet d’humiliation perpétuelle. « A-t-on jamais vu des hussards aller à pied ? » disaient-ils en baissant la tête et en montrant leurs chaussures usées. Toujours maugréant, mais cheminant toujours, ils arrivèrent ainsi à tapies, où ils trouvèrent enfin les chevaux si impatiemment attendus et l’attila, la veste à brandebourgs qui leur est si chère. Le colonel Eber, qui savait les réconforter par de bonnes paroles lorsqu’ils se désespéraient de n’être que des piétons, est un homme de haute valeur, âgé de trente-six ans à peine, et doué d’une remarquable aptitude

  1. La Revue a plus d’une fois exprimé sur le rôle de l’Autriche en Europe une opinion toute contraire, et elle ne renonce pas à son opinion, tout en admettant que quelques-uns de ses collaborateurs aient un autre avis.