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moyen âge. Après y avoir rapidement relayé, nous restâmes longtemps à tourner et à franchir une haute montagne pelée qui ressemble à ce mont Santa-Cruz qui domine Oran, et la nuit était venue quand nous arrivâmes à Murano, ville étrange, bâtie tellement en amphithéâtre que les maisons semblent sortir les unes des autres, les fondations s’appuyant sur les toits ; sauf la grande rue qui est la route, il n’y a que des escaliers. Une ruine immense couronne Murano : forteresse, église, palais ou couvent ? Je ne sais. À travers les baies des portes et des fenêtres de cette ruine, j’apercevais le ciel encore teint des pâleurs du crépuscule et déjà parsemé d’étoiles ; cela faisait l’effet d’un vaste décor d’opéra. Les habitans armés et rangés sur la route, prêts à partir pour aller rejoindre Garibaldi, entourèrent notre voiture ; le syndic vint nous questionner : Spangaro leur parla, et nous les quittâmes après avoir échangé des poignées de main et poussé des hurrahs en l’honneur de l’unité italienne.

Sombre et sans lune, la nuit nous enveloppa. Quel paysage nous environnait ? Je ne pus le voir. Parfois il m’apparaissait tout à coup dans une éclaircie des ténèbres avec un aspect rugueux et féroce qui me remettait en mémoire le hail des sorcières de Macbeth. Une fatigue nerveuse m’avait saisi et me tenait éveillé malgré une insupportable envie de dormir. À Rotonda, où nous arrivâmes vers dix heures du soir, il fallut nous arrêter : une roue de notre voiture s’était brisée ; on alla réveiller le charron. Cela demanda du temps : j’ouvris une grande porte qui se trouvait devant moi, et j’entrai dans une écurie ; j’avisai des bottes de paille dont j’eus bientôt fait un lit, et pendant deux heures je dormis de ce sommeil frère de la mort que nul bruit ne parvient à troubler. Je me réveillai en sentant quelque chose d’insolite s’agiter sur mon visage : c’était un coq qui avait pris mon menton pour un perchoir et qui me battait les paupières de sa queue en panache.

La route s’aplanit au sortir de Rotonda et nous mène jusque sur les bords d’une rivière qui doit être une bifurcation du fleuve Lao. Pendant que notre voiture roulait péniblement sur le gravier criard, des ombres sortirent de derrière une cépée d’arbres, vinrent silencieusement prendre nos chevaux par la bride et les firent entrer dans le lit du fleuve, que nous franchîmes ainsi. Ces fantômes étaient les gardiens du gué ; ils sont responsables des accidens qui peuvent se produire sur les rives qu’ils surveillent. Vers deux heures du matin, a Castellucio, nous attendîmes une grande heure avant de pouvoir relayer, et nous la passâmes dans un café ouvert sur la place. Les gardes civiques qui étaient de service pendant cette nuit vinrent nous trouver pour nous parler des événemens extraordinaires qui s’accomplissaient. Parmi ces bonnes gens, il y avait