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un homme dont l’intelligence me frappa. C’était un ancien négociant de Naples : son commerce l’avait souvent appelé en France ; il avait visité Marseille, Bordeaux, et s’en montrait extrêmement fier. À chaque phrase, il répétait : « Moi qui ai voyagé ! » et parfois il disait aussi avec orgueil : « Moi qui ai une bibliothèque ! » Nous parlions de l’état moral du pays, et voici presque textuellement ses propres paroles : — Ici, à Castelluccio, me disait-il, nous sommes environ cinq mille cinq cents habitans ; il n’y a qu’une école ; on y envoie à peu près huit ou dix enfans ; sur ce nombre, deux peut-être y restent assez longtemps pour apprendre à lire et à écrire ; les autres épellent à peine l’alphabet et parviennent tout au plus à signer leur nom. À ces pauvres gens l’instruction cause une sorte de terreur superstitieuse que les prêtres entretiennent avec soin, car l’ignorance de tous leur rend très facile la tâche de les diriger. Un homme qui sait lire et qui lit est mal vu, soupçonné d’appartenir à des sociétés secrètes, traité d’esprit fort, accusé d’impiété, et si bien surveillé que, pour détourner les soupçons, il exagère ses croyances religieuses : il se fait hypocrite pour qu’on le laisse en repos. C’est en suivant assidûment le service divin, en se confessant, en communiant publiquement, qu’il obtient de n’être pas trop molesté par la police, qui dans tout homme instruit voit un libéral, un carbonaro, car ce dernier mot est resté dans notre langue. Un intendant de province me disait qu’il cherchait le moyen de détruire tous les avocats, et quand je lui demandai la cause de cette fureur contre une très honorable classe de la société, il me répondit : « Tous les avocats sont mazziniens, forcément et sans exception. » Dans certains districts, les curés refusent l’absolution aux mères qui envoient leurs enfans aux collèges de Naples. À Salerne, l’archevêque a prêché en chaire que l’instruction était la révolte ; or, la révolte étant le fait de Satan, tous ceux qui répandent ou acceptent l’instruction sont nécessairement les suppôts de l’enfer, et comme tels destinés aux feux éternels. Le roi Ferdinand, lisant, après le 15 mai 1848, un journal français où sa conduite était sévèrement appréciée, s’écria d’un mouvement involontaire : « L’écriture est l’invention du diable ! » Ici le clergé et le gouvernement marchent d’accord dans cette voie de ténèbres où ils ont poussé la nation. Le clergé n’est pas seulement l’allié du gouvernement, il est même plus que son complice ; il est son agent, agent terrible, car il guide les âmes et possède entre les mains le formidable instrument de la confession. Sous prétexte que les livres saints ont dit : a Bienheureux les pauvres d’esprit ! » le prêtre dit aux ouailles : « Qu’avez-vous besoin de savoir ? Croyez à mes paroles, cela suffit à votre salut, et le salut éternel est seul ce qui doit importer à l’âme humaine. »