Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/940

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tous ceux qui, dans le souterrain noir où l’on nous a parqués, ont voulu s’ouvrir une fissure vers la lumière ont été frappés, emprisonnés, internés. Tout livre qui paraît, quel qu’il soit, est dangereux : c’est la mèche qui peut mettre le feu aux poudres révolutionnaires. Aussi de quelles précautions ne les entoure-t-on pas, ces pauvres livres ! Censure ecclésiastique, censure politique, censure policière pour les livres qui entrent à la douane, pour les livres qui sortent des imprimeries, toutes cependant surveillées par le gouvernement[1]. Les censeurs tremblent de n’être pas assez sévères. À l’un d’eux on apporta un jour un manuscrit sur le galvanisme. Il ignorait ce que pouvait être le galvanisme ; mais le mot lui parut avoir quelque rapport avec le mot calvinisme. « C’est sans doute, dit-il, une attaque contre la papauté, » et il refusa l’autorisation. Pour les malheureux enfans que l’on condamne ainsi à l’ignorance forcée, ce système a les suites les plus graves. On leur raconte, en l’interprétant, la vieille histoire du paradis terrestre d’où Adam et live furent chassés pour avoir voulu s’instruire ; la pomme de l’arbre de science, c’est l’écriture et la lecture, arts maudits qui ouvrent l’âme à tous les crimes et surtout aux deux plus grands, la discussion du dogme, la discussion des actes du gouvernement. L’un peut conduire à l’hérésie, l’autre peut mener au désir d’un gouvernement meilleur : dans les deux cas, c’est la révolte, c’est-à-dire Satan, l’ennemi de Dieu[2]. Ces maximes des puissances papales et royales ne sont pas neuves ; voyez les contes pieux du moyen âge : le savant finit toujours par être emporté sur les ailes du diable, à qui d’avance il a vendu son âme. Le grand damné de la légende, c’est Faust, l’inventeur de l’imprimerie.

— Quel remède voyez-vous à ce crime permanent de lèse-humanité ? dis-je au négociant qui me parlait ainsi. Il regarda autour de lui avec défiance comme s’il craignait d’être entendu, et, baissant la voix, il me répondit : « Un seul, l’instruction exclusivement confiée aux laïques et obligatoire pour tous sous les peines les plus sévères ; pour l’amélioration des hommes, la liberté a le droit et même le devoir d’être dictatoriale. »

  1. On trouvera de curieux détails sur la censure italienne dans un livre de M. Marc Monnier, l’Italie est-elle la terre des Morts ?
  2. Au moment de la votation du royaume de Naples, un prêtre, à Ischia, déclara en chaire que tous ceux qui voteraient oui seraient damnés, et que les enfans qui pourraient naître d’eux seraient damnés aussi. Le soir, les maris trouvèrent les portes de leurs maisons fermées par leurs femmes, qui ne voulaient plus avoir aucun rapport avec des hérétiques condamnés par Dieu ; ils en furent quittes pour passer par la fenêtre.