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sociétés de secours mutuels[1]. Il s’est mêlé à cette excellente initiative un désir immodéré de surveillance et de centralisation ; c’est une tentation à laquelle ne résistera jamais l’administration française. À part cet inconvénient, qui est assez grave, on rend réellement aux ouvriers un très grand service en favorisant et en suscitant les associations de ce genre. Le côté vraiment pénible de la condition de l’ouvrier, ce n’est pas l’obligation de travailler, qui lui est commune avec tout le monde ; ce n’est pas même l’abaissement des salaires : c’est la nature précaire de ses ressources, qui cessent immédiatement avec son travail. Une maladie, une blessure, jettent dans le dénûment, du jour au lendemain, un ouvrier laborieux. Il ne peut vivre et faire vivre les siens pendant sa maladie sans contracter une dette, et la plupart du temps il ne peut ensuite payer cette dette qu’en s’imposant d’écrasantes fatigues et en prenant sur son nécessaire. Le crédit est très restreint, parce que le fournisseur lit à livre ouvert dans la situation de l’ouvrier, et sait aussi bien que lui ce qu’il peut gagner par un surcroît de travail ou économiser par un surcroît de privations. Ainsi, quand on secourt un ouvrier malade, on ne le sauve pas seulement de la maladie ; on le sauve de la dette, c’est-à-dire de la ruine.

Lorsqu’un tel secours vient d’une bienfaisance toute spontanée, il a quelque chose d’humiliant. Il ne faut pas se récrier contre ce mot et parler d’orgueil déplacé. L’ouvrier qui vit de son travail sans rien devoir à personne, et qui élève honorablement sa famille à la sueur de son front, éprouve au fond du cœur une fierté légitime à laquelle tout honnête homme doit rendre hommage. En recevant un secours purement gratuit, il est impossible qu’il ne se sente pas diminué à ses propres yeux. Qui sait s’il ne s’y accoutumera pas plus tard ? Ce secours d’ailleurs est précaire. L’ouvrier valide n’est nullement rassuré contre les conséquences d’une maladie par cette chance de trouver une main généreuse qui lui vienne en aide. Il n’a de sécurité ni pour lui ni pour ses enfans. Ce n’est que dans le sein de l’association qu’il se trouve enfin affranchi de l’incertitude du lendemain ; c’est par elle seulement qu’il peut se dire qu’il ne dépendra jamais de personne.

Ce sentiment fait beaucoup non-seulement pour le bonheur de l’ouvrier, mais pour son caractère. Les ouvriers associés ont cette

  1. Une enquête faite en 1853 par la commission supérieure des sociétés de secours mutuels constate qu’il y avait alors en France 2,438 sociétés ; mais il est certain que ce chiffre était notablement inférieur au chiffre réel. Sur 2,301 sociétés, 45 avaient été fondées antérieurement au XIXe siècle, 114 de 1800 à 1814, 337 de 1814 à 1830, 1,088 de 1830 à 1848, 411 de février 1848 au 15 juillet 1850, date de la loi de l’assemblée législative, 242 du 15 juillet 1850 au 26 mars 1852. Il y avait, à la fin de 1858, 3,860 sociétés, comprenant 448,914 membres participans et 58,066 membres honoraires. Le nombre des membres participans, à la fin de 1859, était de 472,855.