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« Vends-moi ta graisse. » Ces inscriptions n’avaient rien de très rassurant, et si je m’étais trouvé dans le village de Fan, où M. du Chaillu a dû passer un mauvais quart d’heure[1], j’aurais cru volontiers qu’on en voulait à ma vie. Quoique la rue fût triste et sombre, que les figures autour de moi eussent l’aspect sinistre de la misère, et que la maison devant laquelle j’étais arrêté me montrât une physionomie suspecte, je savais bien pourtant que je ne vivais pas dans un pays d’anthropophages. Des feuilles de papier collées à toutes les vitres de la boutique et chargées d’écriture à la main ou d’images grossièrement coloriées ne tardèrent point d’ailleurs à dissiper tous mes doutes. C’était un cours d’économie domestique en prose, en vers, en caricatures, lequel se réduisait, il est vrai, à un seul précepte, celui de ne rien laisser perdre dans le ménage ; mais ce précepte unique se trouvait illustré par une foule d’exemples plus ou moins pittoresques. L’une des gravures représentait d’un côté une jeune femme maigre, longue, raide et serrée dans sa robe collante comme dans un linceul ; d’un autre côté, on voyait la même femme avec une énorme jupe de crinoline et des vêtemens à la mode, poussant devant elle une brouette chargée de sacs pleins et gonflés. Un jeune homme s’arrêtait étonné du changement qui avait eu lieu dans la toilette et les contours de cette belle à peine reconnaissable, et lui en demandait naïvement la cause. « Vous voyez, répondait-elle en montrant avec fierté sa brouette et ses sacs, maintenant je vends mes chiffons. » J’avais donc devant les yeux une de ces boutiques connues sous le nom de rag and bottle shops, qui achètent tous les objets de rebut. À en croire les affiches, cet établissement, qui m’avait d’abord repoussé par un air sauvage, exerçait une heureuse influence sur la moralité publique. Dans les ménages troublés, il rétablissait la bonne intelligence entre la femme et le mari par le lien sacré de l’économie ; il contribuait au progrès des sciences en leur fournissant les matières usées que renouvellent la chimie et les arts industriels ; il préparait même la paix universelle en contribuant à la fabrication du papier, qui, d’accord avec l’imprimerie, doit émanciper tous les esclaves et réconcilier toutes les nations. Je commençais donc à revenir d’une première impression malveillante et à pen-

  1. M. P. du Chaillu est dans ce moment le lion de Londres, selon l’expression des Anglais, c’est-à-dire qu’il se trouve l’objet de la curiosité générale. Américain de naissance et, comme son nom l’indique, d’origine française, ce jeune voyageur a visité des parties de l’Afrique mal connues jusqu’ici. Il y rencontra le gorilla, singe d’une très grande taille, qui paraît être un progrès sur le chimpanzé, et dont il a rapporté plusieurs exemplaires. Au village de Fan, il trouva une boucherie humaine organisée. Son livre, Explorations and Adventures in Equatorial Africa, a donné lieu entre les savans de Londres à une vive polémique. Il est aujourd’hui certain que M. du Chaillu n’a point écrit lui-même son voyage, mais il a fourni toutes les notes à un naturaliste américain, qui s’est chargé de les rédiger et d’en faire un récit très curieux.