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ser que le rag and bottle shop (boutique de chiffons et de vieilles bouteilles) était une succursale de la caisse d’épargne, quand un fait ébranla ma confiance. Un homme et une femme en haillons, courbés tous les deux, quoique jeunes encore, entrèrent dans ce que plus d’un Anglais appelle la chambre des horreurs. Je me demandais ce qu’ils allaient faire là, car ils n’avaient ni sac ni paquet (je ne parle point, et pour cause, de la hotte du chiffonnier, qui est inconnue en Angleterre) ; l’homme portait des souliers à jour et la femme un vieux châle troué dans le dos. L’expérience m’apprit bientôt que la misère, si dénuée qu’elle soit, a toujours quelque chose à vendre : après quelques minutes, — le temps de conclure un marché, — l’homme sortit pieds nus et la femme n’avait plus de châle. Ils se dirigèrent ensuite tous les deux, à quelques pas de là, vers un public house où ils burent sur le comptoir un petit verre de gin.

À Dieu ne plaise toutefois que je médise de ces pauvres gens, car ils m’avaient donné une idée ! Depuis quelques instans, j’avais un vif désir d’entrer dans la boutique pour demander au maître quelques renseignemens sur son enseigne et sur son commerce. L’homme n’avait point la mine engageante, et j’avais beau chercher, je ne trouvais aucun prétexte convenable pour m’introduire. Ce que je venais de voir me mit sur la trace : je me demandai si je n’avais pas aussi quelque chose à vendre. J’entrai donc délibérément et tirai de ma poche un foulard. L’homme l’examina d’un air peu flatteur. « La soie, me dit-il, n’est bonne à rien ; c’est une fainéante : une fois vieille (il appuya sur le mot), nous ne saurions en tirer aucun service. À la bonne heure si c’était du linge. » Pour l’honneur de mon foulard, je ne dirai point le prix qu’il m’offrit et que je m’empressai d’accepter sans réflexions. Ce marché, si peu important qu’il fût, ne laissa point que de dérider le visage maussade et, si j’osais risquer ce mot, déguenillé du maître de ces lieux. J’en profitai pour lui demander l’origine de la figure noire qui surmonte de temps immémorial les rag and bottle shops dans les quartiers populeux. « L’origine, me répondit-il, ce n’est point moi qui l’ai inventée, je ne suis point un savant ; mais j’ai entendu dire qu’une jeune femme s’en alla un jour dans les pays lointains à la recherche de son amant ; au bout de quelques années, pour une cause ou pour une autre, elle revint en Angleterre avec un enfant noir. Supposons qu’elle l’avait trouvé sur le chemin, car il faut toujours être charitable envers les femmes. D’autres racontent qu’elle l’avait amené pour en faire une spéculation ; mais, reconnaissant que les enfans noirs n’avaient point de valeur en Angleterre, elle l’enveloppa dans un paquet de chiffons et vendit le tout à l’un des premiers établissemens de notre spécialité qui aient existé dans ce pays… C’était dans