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cette même rue, car Deptford, comme tout le monde sait, a eu l’honneur d’être le berceau de notre commerce. Il faut croire que les marmots étaient alors plus tranquilles qu’ils ne le sont aujourd’hui, puisque celui-ci ne cria point tout d’abord dans la boutique et laissa même à la femme le temps de s’esquiver. On ne tarda pourtant point à le découvrir et on l’éleva par charité. Cet enfant noir se trouva être une fille qui, étant devenue grande, se maria. Elle alla s’établir à Londres où elle fit fortune dans le commerce des bouteilles et des chiffons. La tradition veut même qu’elle ait été l’aïeule de tous les marchands qui existent maintenant dans la grande ville. Les boutiques de cette sorte qu’elle fonda par elle-même et par ses enfans étaient d’abord au nombre de cinquante : elles ont crû et multiplié depuis ce temps-là, comme vous voyez. Il est maintenant facile de saisir pourquoi nous suspendons une poupée noire à notre porte. — C’est bien, lui dis-je ; mais cela ne m’explique point les trois têtes, à moins que ce ne soit un signe de la fécondité de cette négresse. — Justement, reprit-il ; ne vous ai-je point dit qu’elle avait été la grand’mère des grand’mères de tous les marchands en vieux, dont le commerce, propagé de ville en ville, s’étend à présent sur les trois royaumes, l’Angleterre, l’Ecosse et l’Irlande[1] ? »

Pour la première fois je commençai à jeter un regard sur les objets sans nom dont j’étais entouré. Il y avait à cela une raison bien simple : l’intérieur de la boutique était si noir, grâce à la disposition des lieux et aux feuilles de papier qui masquaient les vitres, qu’il me fallut un certain temps pour accoutumer mes yeux à l’obscurité. C’était à peine si je pouvais voir mon interlocuteur, dont la figure brune et à gros traits plaidait du reste en faveur de l’authenticité de la légende. Un rayon de lumière qui filtrait par la porte entr’ouverte de la rue me mit pourtant à même de me reconnaître et de passer en revue ce réceptacle de toutes les misères, de toutes les décrépitudes et de tous les rebuts. On y lisait sur les murs l’histoire de la grandeur et de la décadence de tous les objets qui se rapportent à la toilette des femmes. Le désordre ajoutait encore à la tristesse et à la flétrissure des vêtemens. Il y avait des robes de toutes les couleurs, des chapeaux couverts d’un voile qui ne cachait plus que leur misère, des souliers de satin éculés qui avaient dansé plusieurs hivers, des rubans qui conservaient un air de coquetterie fanée, des masques de velours noir qui gardaient un air de folie, jetés pêle-mêle avec des habits de soldats anglais qui avaient peut-être

  1. Je doute fort que cette explication donnée par tous les maîtres de rag and bottle shops satisfasse les antiquaires. Ces derniers en ont adopté une autre plus vraisemblable. Suivant eux, ces boutiques succèdent à d’anciens magasins où l’on vendait des curiosités venues de l’Inde ou de la Chine, et qui avaient un magot pour enseigne.