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devait pourtant avoir connaissance des mouvemens importans, nie formellement l’existence de cet ordre. N’importe, on insiste, on accuse ; on accable Ney d’instructions imaginaires qui n’ont été ni vues, ni connues, ni entendues de personne. Sur cela, je demande si l’histoire militaire doit échapper à toutes les règles de critique réclamées par la vérité dans les autres genres d’histoire. Peut-il dépendre d’un chef d’écraser la mémoire de l’un de ses lieutenans en se contentant d’avancer qu’il a donné telle instruction verbale, lorsque tous les ordres écrits, tous les témoins les plus considérables contredisent son assertion ? Dans ce cas, l’honneur des généraux est à la merci du chef ; l’histoire militaire n’est rien qu’une consigne donnée à la postérité, qui doit la répéter de siècle en siècle sans l’examiner ni la comprendre.

Ne sait-on pas que, dans les jours qui suivirent le désastre de Culm, Napoléon forgea après coup des ordres contraires à ceux qu’il avait réellement donnés ? Ce qu’il a fait après Culm, qui empêche qu’il ne l’ait fait après Waterloo ? Le besoin de rejeter le désastre sur autrui était-il moindre alors ? Tant s’en faut. Il n’est donc pas possible de prendre, les yeux fermés, ses déclarations comme la règle absolue de la vérité. Encore Napoléon n’a-t-il pu maintenir dans sa seconde relation ce qu’il a avancé dans la première. Que reste-t-il donc à faire à l’historien en présence, non de témoignages et de faits, mais de suppositions gratuites ? Dès que l’on se jette en dehors des faits positifs, les choses ne suffisent plus. Pour contredire des conjectures, il faut des raisonnemens. L’ordre n’a pas été donné : cela est prouvé par ce qui précède. A-t-il pu l’être ? C’est ce qu’il reste à examiner.

Dans cette seconde manière de présenter la question, ceux-là n’ont été contredits par personne qui ont réduit la difficulté à la considération suivante : Napoléon à Charleroi se trouvait, avons-nous dit, au sommet d’un triangle dont l’un des côtés était la route de Charleroi à Bruxelles, passant par les Quatre-Bras, l’autre la route de Charleroi à Namur, par Sombref. La base de ce triangle était la chaussée de Nivelles à Namur, par les Quatre-Bras ; elle servait de communication entre le duc de Wellington et le maréchal Blücher : par où l’on voit qu’en occupant les Quatre-Bras on empêchait l’armée anglaise de se joindre aux Prussiens, de même qu’en occupant Sombref on empêchait les Prussiens de se joindre aux Anglais. Pour empêcher la réunion, il était indispensable de fermer à la fois les deux passages. Si la gauche de l’armée française se fût portée avec Ney jusqu’aux Quatre-Bras sans que Sombref fût occupé, son corps d’armée pouvait être accablé à la fois par les Anglais et par les Prussiens. La même chose était à craindre si la droite française était aventurée au loin sans que le passage fût fermé aux Anglais, à l’in-