Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/191

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Selon eux, il peut se convertir en cannes, en commodes, en tables, en tuyaux pour conduire l’eau à domicile, en lambris et en plafonds d’appartemens, que sais-je encore ? À les entendre, la cuve des moulins à papier est le creuset de l’alchimie moderne : tout y tombe et tout en sort. Vous pouvez y jeter de l’herbe, de la paille, de l’écorce d’arbre, des chiffons, tout ce qui n’a jamais eu ou tout ce qui n’a plus de valeur, et vous en tirerez des meubles et des vêtemens, — vêtemens d’un jour, il est vrai, mais dont l’étoffe et la façon combinées ne reviennent guère plus cher que le blanchissage de la toile ou du coton. N’est-ce pas défier les Métamorphoses d’Ovide ? Aussi quelques économistes de la Grande-Bretagne déclarent-ils que nous entrons dans l’âge du papier, — celui que, pour de bonnes raisons, n’avait point prévu la mythologie antique.

La fabrication du papier joue un grand rôle, on l’a vu, dans l’industrie et dans les mœurs anglaises. Depuis la main qui recueille le chiffon jusqu’à celle qui a écrit sur des feuilles volantes Ivanhoe ou Childe Harold, s’étend une chaîne de travaux, de rapports mutuels et de services qui touche en quelque sorte aux deux bouts de la société. Aujourd’hui pourtant cette fabrication traverse chez nos voisins une période critique. Dans toute la Grande-Bretagne, on n’entend qu’un cri : « Le papier à bon marché ! » Que ce papier vienne de l’étranger ou qu’il sorte des manufactures anglaises, il sera le bienvenu. Cependant cette alternative est grave et intéresse profondément l’avenir des fabriques ; car l’Anglais n’accepte pas volontiers les positions secondaires. Lorsqu’il ne règne point dans une industrie, il l’abandonne et se résigne alors à recevoir les produits de l’étranger. Ma conviction est d’ailleurs que les moulins britanniques ne se laisseront point battre sur leur propre terrain ; ils établiront leur industrie sur de nouvelles bases et abaisseront l’échelle de leurs prix pour la mettre de niveau avec les tarifs du continent. Une partie du papier anglais y perdra sans doute de sa qualité, ou, qu’on me passe le mot, de son aristocratie. Sous l’empire du duty, les fabriques anglaises ne produisaient guère que du papier de luxe ; Sous le régime de la liberté industrielle, plusieurs d’entre elles seront obligées de faire des concessions aux demandes économiques des consommateurs. Pourquoi s’affligerait-on de cette conséquence inévitable ? Le papier à bon marché, c’est le goût de l’instruction qui se répand, c’est le livre et le journal qui se multiplient, c’est la lumière qui descend d’en haut vers les classes obscures et vers les mélancoliques régions du travail des mains.


ALPHONSE ESQUIROS.