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est exact aux offices et il songe à établir l’orpheline qu’il a élevée. Cela ne devrait pas être une préoccupation pour lui, puisque Eppie a un père qui est riche ; mais l’honnête et bon Godfrey s’est contenté d’accorder à Silas les petites faveurs qu’un propriétaire indulgent ne refuse pas à un locataire exact et laborieux. Godfrey a épousé Nancy ; il est le modèle des maris et des paroissiens ; il n’a point d’enfans. Qui donc l’empêche de s’occuper de sa fille ? Eppie est belle, intelligente et vertueuse ; elle serait la joie de cet intérieur où l’absence d’enfans laisse un vide. Godfrey a songé à une adoption ; il en a parlé une fois ou deux à Nancy, sans même oser désigner Eppie ; il s’est arrêté à la première objection de sa femme. C’est au bout de quinze années, c’est lorsque Nancy, qui se reproche sa stérilité comme un tort envers son mari, aborde elle-même ce sujet, que Godfrey prend sur lui de tout raconter à sa femme. Le parti de Nancy est pris immédiatement ; il faut adopter Eppie pour lui rendre tous ses droits, et malgré l’heure avancée les deux époux se dirigent incontinent vers la chaumière de Marner.

Cette brusque démarche place Eppie entre deux pères, dont l’un la revendique au nom de la nature et l’autre au nom des services rendus ; mais il n’y a aucune lutte dans l’esprit de la jeune fille, ni aucune hésitation de sa part. Si dès le premier instant Marner est bien décidé à ne pas se séparer d’Eppie, celle-ci n’est pas moins ferme dans sa résolution de ne pas quitter son père nourricier. Godfrey veut continuer à garder son secret ; il est convaincu que des offres brillantes éblouiront le tisserand et la jeune fille ; il aborde donc directement la question d’adoption, et il demande à Marner de lui céder Eppie comme on proposerait une bonne affaire. Il reçoit la réponse que tout autre que lui aurait prévue de la part de gens ayant un peu de délicatesse et de cœur : Silas laisse à Eppie toute liberté de se prononcer, et la jeune fille refuse net. Godfrey se décide aussitôt à révéler le secret de la naissance d’Eppie. Dès lors Marner et lui ergotent tour à tour sur les droits de la nature et les droits de l’adoption. Dans cette lutte, le tisserand a trop d’avantages : il ferme trop aisément la bouche à son adversaire en lui objectant sa conduite le jour de la mort de Molly et un abandon de quinze années. Une pareille discussion n’est pas faite pour ébranler la résolution de la jeune fille, objet et spectatrice de ce débat. Il est manifeste que George Eliot ne croit pas à la voix du sang, et il faut reconnaître que rien dans les paroles et dans la conduite de Godfrey n’est de nature à faire parler cette voix dans le cœur d’Eppie. Quel homme, il est vrai, aurait agi comme ce Godfrey ? Depuis quinze ans, il songe à une adoption, et il n’a rien fait pour y préparer une seule des trois personnes dont cette adoption doit bouleverser l’existence. Quoi de plus facile, avec sa fortune, que de se