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créer sur Marner les droits d’un bienfaiteur ? quoi de plus simple que d’attirer de bonne heure dans sa maison cette enfant que tous les habitans de Raveloe comblent de caresses à cause de sa gentillesse, et de faire naître une certaine affection entre Nancy et sa future fille d’adoption ? Le jour où il aurait parlé, où il aurait demandé à Eppie de venir prendre au foyer paternel la place que sa naissance lui destinait, il aurait eu quelque droit d’attendre une réponse favorable. Un combat entre la reconnaissance et le devoir aurait pu s’élever dans le cœur de la jeune fille ; ce déchirement intérieur aurait rendu dramatique une scène qui reste constamment froide, et donné lieu à une de ces peintures qui sont favorables au talent de George Eliot. Quel effet au contraire peut produire sur Eppie cette révélation tardive, si péniblement arrachée à l’irrésolution et à l’orgueil ? Si du moins Godfrey lui tenait le langage d’un père, si, le pénible aveu une fois fait, il laissait éclater cette affection longtemps contenue, s’il savait trouver quelques-uns de ces mots émouvans qu’un sentiment sincère et puissant amène si naturellement sur des lèvres convaincues, le doute entrerait peut-être dans l’esprit d’Eppie ; mais Godfrey ne s’adresse qu’à Marner, et voici les argumens qu’il emploie : « J’aurais cru, Marner, que votre affection pour Eppie vous aurait fait envisager avec joie tout ce qui pourrait tourner à son bien, dût-il même vous en coûter un léger sacrifice. Vous devriez vous rappeler que vous ne vivrez pas toujours, et qu’Eppie arrive à un âge où son sort peut être prochainement fixé d’une façon bien différente de ce qu’il serait sous le toit de son père ; elle peut épouser quelque malheureux ouvrier, et alors, quoi que je puisse faire pour elle, je ne pourrai lui donner une position. Vous vous mettez en travers de son bonheur, et quoiqu’il me coûte de vous blesser après ce que vous avez fait et ce que j’ai négligé de faire, je crois de mon devoir d’insister pour prendre soin de ma fille. Je veux faire mon devoir. »

Un pareil langage doit froisser Eppie jusqu’au fond de l’âme ; il n’est pas une des paroles de Godfrey qui ne blesse chez elle un sentiment. Est-ce de sang-froid qu’elle peut entendre accuser les intentions et le cœur de son père nourricier par l’homme qui, après avoir abandonné sa mère, l’a laissée elle-même, toute sa vie, aux prises avec les épreuves de la pauvreté, sans lui donner une seule marque d’intérêt ? Parce que ce père oublieux, fatigué du vide de sa maison, s’en est venu brusquement, après quinze ans d’abandon, la marchander, et que, voyant ses offres repoussées, il se décide à confesser une paternité dont il rougit, même en s’en faisant un titre, faut-il que, pour le suivre, elle quitte l’homme simple et bon qui s’est dévoué pour elle pendant tant d’années, et qui tremble et pleure à la seule pensée d’être séparé d’elle ? Faut-il qu’elle sacrifie