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où les formes s’individualisent, et dont la mobilité continuelle atteste la présence de nouveaux agens : minéraux, plantes, animaux, s’en détachent et nous apparaissent comme les degrés d’évolution de plus en plus élevés de la nature. Et l’homme ? Il se montre au sommet de cette vaste série, espèce parmi les espèces, individu dans son espèce. Mais entre l’espèce et l’individu n’y aurait-il pas encore quelque chose ? Entre le type humain tel qu’il peut se définir anatomiquement et ce même type tel qu’il se manifeste dans chacun de nous en tant qu’agent libre et isolé, ne reste-t-il pas une lacune ? Oui sans doute, et cette lacune est comblée par l’histoire même du genre humain, car nous appartenons à des races, à des variétés humaines, et nous recevons tous l’héritage d’un long passé ; nous avons, s’il est permis d’employer cette expression, une âme historique, nous sommes l’un des anneaux d’une longue chaîne. L’âme individuelle jette une note plus ou moins sonore ; mais cette note entre dans l’harmonie d’un concert et se mêle à un chant qui sans cesse grandit et se développe.

Les Allemands, également épris de la métaphysique et des sciences d’érudition, ont toujours su faire à celles-ci leur part dans leurs grandes constructions philosophiques ; ils ont cherché, pour employer leurs expressions favorites, l’être dans le devenir, le devenir dans l’être. Il n’est pas un seul des grands penseurs allemands de notre époque qui ne soit préoccupé de saisir le développement d’une idée rationnelle dans le mouvement de l’histoire et dans la succession des diverses civilisations qui ont pris successivement sur notre terre le sceptre de la pensée humaine. Hegel sans aucun doute a débuté par la logique, c’est-à-dire par la métaphysique ; mais il s’est immédiatement occupé de chercher l’application des lois de sa logique et dans le monde de la matière et dans celui de l’esprit, c’est-à-dire dans la nature et dans l’histoire. L’avidité avec laquelle le public a dans notre pays accueilli les travaux de cette critique où l’histoire contrôle la philosophie montre que l’esprit français n’est pas aussi rebelle qu’on pourrait le croire à des considérations qu’on s’imagine parfois condamner sans appel, lorsqu’on les relègue parmi les rêveries germaniques. Quelle différence dans les temps ! Au siècle dernier, on applaudissait aux spirituelles plaisanteries de Voltaire sur la Bible ; aujourd’hui l’on étudie les œuvres les plus austères de l’exégèse. Le monde homérique est mieux connu de nous qu’il ne l’était des Romains, tant l’érudition a pénétré profondément dans l’étude des monumens de la civilisation grecque. En nous retournant vers le passé, nous voyons s’ouvrir de toutes parts des avenues que l’ignorance et le fanatisme religieux avaient longtemps fermées, mais au bout desquelles brillent les trésors intellectuels les plus précieux.