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car certains instincts de l’espèce ne sont pas endormis. Le rêve, qu’on a quelquefois regardé à tort comme l’essor le plus libre de l’âme, le rêve fuit l’abstraction et l’idéal, et s’attache principalement aux images et aux objets concrets : l’âme pensante y laisse la place à l’âme sentante. La monomanie et la folie sont en un sens le contraire du sommeil : la vie de l’espèce s’y trouve sacrifiée, tous ses besoins y sont oubliés, la sympathie qui dans l’ordre naturel s’attache aux autres membres de l’espèce est étouffée ou du moins amortie ; l’individualité triomphe et cherche par tous les moyens à satisfaire son idée fixe, ou furieuse ou patiente. L’âme, en cet état de défiance, entêtée, solitaire, devient parfois si indépendante de la force organisatrice qu’elle fait volontiers le sacrifice de tous les instincts et arrive à surmonter jusqu’à l’horreur naturelle de la mort. La plupart des médecins n’en doutent plus : le suicide est presque toujours l’effet d’une monomanie. Oublieux de tout, obsédé par une idée unique qui devient tout son monde, qui borne inflexiblement tous les horizons de sa pensée, qu’il aperçoit partout comme une hydre aux têtes renaissantes, le malheureux atteint de cette sombre folie se fuit en vain lui-même et demande enfin à la mort un repos qu’il ne peut trouver nulle part. Une blessure trop vive faite aux instincts de l’espèce, surtout aux instincts affectifs, détruit aussi tout l’équilibre de l’être humain, enlève à l’individualité toute énergie, la prive même de la triste puissance de manifester, de formuler la douleur, et plonge l’homme dans cet état qu’on nomme mélancolie, tombeau où il s’enterre encore vivant. Dans la maladie qu’on nomme la manie ratiocinante, certains instincts de l’espèce sont dans un état complet d’aberration, tandis que l’individu conserve encore toute la faculté du jugement et du raisonnement. Si les médecins étaient des philosophes, ou si les philosophes étaient des médecins, que d’observations précieuses ne posséderions-nous pas sur tous ces étranges phénomènes ! L’analyse la plus détaillée que j’en connaisse est renfermée dans les Maladies de l’âme humaine, ouvrage du phisiologiste allemand Schubert, qui fut autrefois un des professeurs de Mme la duchesse d’Orléans, et resta ensuite en correspondance avec cette éminente princesse. Il avait compris que la maladie, en interrompant l’équilibre des forces qui travaillent harmonieusement pendant la santé, nous éclaire infiniment sur les rapports de l’âme et du corps : c’est ainsi qu’une montre brisée laisse mieux voir le mécanisme qui la mettait en mouvement.

Au lieu de se placer de plain-pied dans l’âme comme dans un centre, on peut s’en approcher par degrés et en parcourir tous les cercles ; au lieu de poser l’homme comme le sujet immédiat de la philosophie, partons du monde extérieur, inerte, livré aux forces physiques et chimiques : qu’en voyons-nous sortir ? Un autre monde