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la Revue[1]. La prise de Ki-oa ne marquait point cependant le terme de nos opérations militaires dans cette partie de l’extrême Orient, et quelques détails, quelques souvenirs sur les épreuves noblement supportées après une première victoire montreront la guerre de Cochinchine sous une face moins brillante peut-être, mais non moins digne d’une attention sympathique, car si l’ennemi s’est dérobé volontiers devant nos armes, c’est contre un climat redoutable qu’il a fallu trop souvent soutenir des luttes presque aussi meurtrières que celles du champ de bataille.

Quand la colonne expéditionnaire, composée des marins français et des troupes espagnoles, entra victorieuse dans le grand fort de Ki-oa le 25 février 1861, elle fut frappée par un spectacle de trouble et de destruction. Les maisons étaient trouées par les boulets; quelques-unes brûlaient. Ces maisons étaient petites et basses comme celles de Sébastopol. Des blessés qui portaient sur la poitrine le petit écusson rouge et brodé des soldats annamites étaient étendus çà et là le long du rempart intérieur; quelques-uns étaient couchés sur le côté, d’autres soufflaient bruyamment, le nez dans le sable, qu’ils ensanglantaient. En quelques endroits, sur le sol, des plaques qui ressemblaient à des rognures de fer-blanc, et qui servent de monnaie, brillaient au soleil. Nous avançâmes encore, et après avoir été maintenues en rang, mises à l’appel, enfin après avoir reçu l’indication de leurs logemens, les compagnies purent s’établir dans les maisons récemment occupées par les vaincus. Le riz cuit pour la journée était encore déposé sur des étagères; il formait de grosses pelotes très compactes, jaunâtres, où devait entrer quelque condiment particulier, et qui ne tentèrent personne. Des vases grossiers en faïence renfermaient, avec des spatules en fer, la chaux préparée pour le bétel. Le sol était couvert de paquets de sapèques. Entre le toit et les poutres, il y avait des éventails et de faux cheveux, soyeux et brillans, des ornemens de femme sans doute. Quelques matelots qui avaient entendu raconter les histoires du palais d’été de Pékin ne voulaient pas croire à toute cette misère, et frappaient le bois et la terre; mais tout sonnait plein. Lorsqu’ils furent las de rechercher ces trésors chimériques, on dut les ramener à la réalité, c’est-à-dire les envoyer prendre leurs sacs, qu’ils avaient déposés à près d’une lieue de là, dans un champ, avant de livrer l’assaut. Des philosophes qui dédaignaient l’or et l’argent ramenèrent des cochons de lait et des poules qui vaguaient dans le camp. Le soir, toutes les marmites étaient pleines; malheureusement le vin manquait. On fit cuire du riz par les coolies, et on essaya de boire du thé : c’était un triste régal, mais il fallut bien s’en contenter.

Les journées du 26 et du 27 février furent consacrées presque entièrement au repos. Les troupes qui avaient formé l’attaque de droite en avaient surtout grand besoin. Le soir du 27, on prit pour trois jours de vivres. La nuit était encore épaisse le lendemain matin quand la colonne s’ébranla. Les clairons sonnèrent, l’air était frais, la marche paraissait légère ; mais lorsqu’il s’agit de sortir de Ki-oa, le chemin qu’on avait ouvert se défonça sous le poids de l’artillerie, et les anciens trous de loups reparurent. Il fallut les combler en hâte et refaire la route. Le soleil brillait au-dessus de la

  1. Voyez la livraison du 1er mai 1861.