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faisant le bien de l’Egypte, la France faisait aussi celui de la Syrie, qu’elle soustrayait à l’anarchie et à la barbarie ottomanes. J’ai sur ce point le témoignage non suspect du consul anglais M. Brant. « Jusqu’à l’époque de l’occupation égyptienne, le fanatisme, dit-il, régnait sans frein à Damas. Il reçut alors un coup qui le réprima pour un temps, et tant que la Syrie fut soumise à l’Egypte, il ne reprit point le dessus; mais la Syrie ayant été rendue au sultan et le gouvernement turc devenant chaque jour plus faible en Syrie, chaque jour aussi le vieux fanatisme est redevenu plus fort et plus puissant[1]. »

On sait quelle est la puissance qui, en 1830 comme aujourd’hui, a voulu rendre la Syrie au sultan : c’est l’Angleterre. En 1839 comme aujourd’hui, l’Angleterre, disait-elle, ne voulait pas affaiblir la puissance ottomane. L’Europe suivit l’Angleterre dans cette voie qui a conduit directement la Syrie aux massacres de Damas. L’Europe de 1839 trouvait à cette restauration de l’anarchie ottomane le plaisir de contrecarrer la France de 1830. La Russie ou plutôt l’empereur Nicolas était particulièrement sensible à ce plaisir que lord Palmerston n’avait pas cherché d’abord, mais qu’il accepta de bonne grâce, quand il vit qu’il pouvait du même coup faire plaisir à ses amis turcs et faire peine à ses amis français. Il y a de ce côté de curieuses ressemblances à noter et des comparaisons instructives à faire entre l’exclusion de la politique française en Syrie en 1839 et l’évacuation de la Syrie en 1861.

Ne croyons pas d’ailleurs que l’Angleterre en 1839 se fît illusion sur les effets de la restauration ottomane en Syrie. Les Anglais excellent à juger leurs amis ou leurs protégés, au moment même où ils les protègent le plus hardiment. En demandant la Syrie pour l’Egypte, la France voulait introduire dans cette province une meilleure administration, une meilleure justice, un peu de civilisation enfin. Lord Palmerston n’avait pas ces vues chimériques et sentimentales. « Il faut, disait-il à M. de Bourqueney dans une conversation dont celui-ci rend compte au maréchal Soult dans sa dépêche du 31 juillet 1839, il faut séparer le sultan et son vassal par le désert[2]. » Il répète encore ce mot dans un entretien avec M. Sébastiani : « L’Egypte seule et le désert pour frontière entre le pacha et le sultan[3]. » Le désert qu’il faut faire ou maintenir, entendez-le bien, c’est la Syrie : voilà le sort qui en 1839 était réservé de sang-froid à la Syrie. Le désert, le vide, tel est le résumé de la politique anglaise en Orient; la civilisation, tel est au contraire le résumé de

  1. Documens anglais, p. 132, n° 138. Lettre de M. Brant à sir Henri Bulwer, 30 août 1860.
  2. Mémoires de M. Guizot, t. IV, p. 525, pièces historiques.
  3. Ibid., p. 562.