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ont une grande part dans l’histoire du monde. En 1840, la France voulait établir en Orient une grande Égypte, c’est-à-dire une Égypte agrandie par la Syrie. L’Angleterre s’y est opposée, et n’a même pas craint de risquer sur cette question la paix de l’Europe. En 1861, l’Angleterre, ou plutôt lord Dufferin, proposait de faire en Orient une grande Syrie, c’est-à-dire une principauté viagère ou décennale, une Syrie ne faisant qu’un seul pachalik, sans distinction de juridiction entre les chrétiens du Liban et les autres habitans. Cette fois c’est la France qui s’y est opposée et qui a refusé de sacrifier les prérogatives assurées au Liban par les conventions de 1842 et de 1845. La Porte-Ottomane n’a pas manqué de favoriser ce morcellement traditionnel, et dans les propositions qu’elle a faites pour le gouvernement de Syrie, elle a eu soin d’établir que « les provinces de Damas et de Saïda seraient gouvernées chacune séparément par un gouverneur-général d’un caractère éprouvé et capable[1]. » C’est dans le même esprit qu’elle a consenti plus tard à donner au Liban un gouverneur chrétien.

J’ai essayé de caractériser le système de lord Dufferin et d’en bien faire comprendre la portée. J’ai expliqué en même temps comment le gouvernement français avait eu des motifs pour rejeter ce système. Ce qui me frappait surtout, c’est le témoignage que ce système rendait contre la Turquie, dont les plus zélés partisans ne peuvent soutenir l’intégrité politique qu’en détruisant son intégrité administrative, tant son administration est mauvaise. Ne croyons pas du reste que lord Dufferin fût infatué de son système au point de n’en pas savoir les inconvéniens comme les avantages. Il les résume fort clairement dans une lettre au major Fraser le 16 janvier 1861[2], dans laquelle il explique comment la seule manière, selon lui, d’obtenir un bon gouvernement pour ce pays est de séparer son administration de l’administration qui siège à Constantinople, et de soumettre ce gouvernement quasi indépendant au contrôle des agens politiques des cinq puissances résidant auprès du gouverneur-général. Avec un système de ce genre bien pratiqué, il croit qu’il serait convenable d’abolir les privilèges dont jouit le Liban ; mais il hésite, dit-il, en arrivant à une conclusion si naturelle. « Les Turcs ont si mal gouverné jusqu’à ce jour, excitant sans cesse les chrétiens contre les Druses, les Druses contre les chrétiens, et amenant par leur politique les affreux événemens de l’année dernière, qu’avant de supprimer la demi-indépendance de ces deux tribus, il y a lieu de se demander si ce sont des obstacles au bien ou des bar-

  1. Documens anglais, p. 305, no 280.
  2. Ibid., p. 359, no 276.