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temps et de la pluie, personne que je sache ne l’admet aujourd’hui, car il est trop évident que cette justification couvre mal la sécurité fausse dans laquelle on est resté. Deux heures ne suffisent pas pour étancher des terrains tels que ceux de la Belgique. C’était la première fois qu’on avait vu la volonté de Napoléon céder à de pareils obstacles. D’ailleurs le corps de Reille, qui avait passé la nuit à Génappe, se mit en marche le 18 à trois heures du matin; il était le premier en ligne à Waterloo. Ce que fit ce corps, les autres le pouvaient faire. Rien au monde n’empêchait que l’action ne commençât à huit heures au lieu de midi, et que le coup de collier ne fût donné dès neuf heures du matin[1].

Napoléon resta aveugle sur les mouvemens des Prussiens jusqu’au moment où il lui fallut bien reconnaître à leurs coups que les troupes en vue à Saint-Lambert étaient des ennemis. Quand Blücher se montra au loin, il y avait trois partis à prendre, qui certainement s’offrirent à l’esprit de l’empereur.

Premièrement la retraite. Personne ne dit qu’il y ait arrêté un seul instant sa pensée, et pour moi, je l’avoue, je n’ai pas le courage de lui reprocher de ne s’y être pas décidé vers une heure, quand assurément la retraite était très possible et qu’il ne tenait qu’à lui d’aller chercher un autre champ de bataille. Nous voyons, nous savons aujourd’hui que c’eût été le parti le plus sage. C’est à quoi se seraient probablement résolus César, Turenne, le prince Eugène, Frédéric, et c’est ce que M. le colonel Charras démontre avec beaucoup de force; mais on était déjà dans une telle situation que la plus grande prudence était dans la plus grande hardiesse. Était-on sûr d’ailleurs que cette avant-garde de Bulow cachât derrière elle les trois autres corps? Fallait-il, à cause d’un danger probable, se jeter dans une quasi-certitude de ruine? Si l’ennemi avait le bonheur insigne de recevoir un renfort, ne pouvait-on pas compter sur une bonne fortune du même genre ? Quand Napoléon interrogeait l’horizon, le souvenir de Desaix à Marengo, de Ney à Eylau, se dressait devant lui. Il voyait Grouchy derrière Bulow, car il avait depuis longtemps coutume de s’aveugler de sa propre gloire. Et puis ce n’était rien de se retirer, il fallait vaincre, car on allait retrouver derrière soi une opinion irritée qui demanderait compte pour la première fois du sang de la France. Déjà les armées russe, autrichienne, bavaroise, étaient en marche sur le Rhin. La politique forçait le général à la témérité. Voilà pourquoi le caractère de la bataille a été de chercher une victoire éclatante jusqu’au milieu de la crise du désastre. Ce sont là les motifs de ceux qui approuvent

  1. Jomini, Précis, p. 224.