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où il avait fait une retraite de deux lieues. Il avait cédé encore à Saint-Jean-d’Acre, et même à Essling il avait repassé un bras du fleuve pour se chercher ailleurs une meilleure occasion sur un meilleur terrain; mais ce fut là sa dernière complaisance pour la mauvaise fortune. Depuis lors il semble que ses cent victoires l’aient enchaîné, et que tout eût été perdu s’il eût cédé d’un pas. Moscou, Leipzig, Waterloo, trois résultats uniformes du même enjeu, trois conséquences semblables de la même pensée : ne rien céder sur aucun point, tout perdre ou tout regagner d’un seul coup. Pour ne s’être pas retiré à temps de Moscou et de Leipzig, il avait trouvé les désastres de 1812 et de 1813; pour ne s’être pas retiré à temps de Waterloo, il trouva les désastres de 1815. Le même principe amena la même catastrophe, mais tout ici renfermé et résumé dans quelques heures.

Plutôt que d’ajourner la victoire, il aima mieux s’abîmer lui et son armée : grand spectacle pour celui qui n’envisage les choses humaines que comme une tragédie de Corneille, où le plus obstiné joue toujours le plus beau rôle; mais spectacle éternellement lamentable, quand on songe qu’il s’agissait du meilleur de notre sang et du salut de la patrie. Un général chargé de moins de gloire et de puissance, un Turenne, un Hoche, un Kléber, un Joubert, n’eût probablement pas vaincu; mais comme il n’eût pas manqué de faire retraite vers deux heures, ou au moins vers six, il n’eût pas causé la catastrophe où l’imagination même reste accablée. De telles chutes ne sont possibles que chez les hommes dont nous faisons nos idoles; car alors, s’ils perdent l’équilibre, ils entraînent tout avec eux. C’est du haut de leur piédestal qu’ils se précipitent tête baissée sur les peuples qui se sont mis à leurs genoux.

Deuxièmement, le parti que choisit Napoléon au moment de l’arrivée en ligne du corps de Bulow fut d’envoyer, quoique tardivement, le corps de Lobau et les réserves prendre position au-devant des Prussiens et leur barrer le passage. Ce moyen était prescrit par la force des choses; nul n’a reproché au chef de l’armée française de l’avoir employé, il semble répondre à toutes les nécessités, et pourtant il n’a pu conjurer le désastre ni même le diminuer. Par là on est conduit à rechercher s’il n’existait pas un autre parti à prendre, qui laissât au moins une chance de victoire, parti désespéré, aujourd’hui facile à indiquer, difficile à admettre dans la journée du 18, tant qu’il put rester une espérance de vaincre par les combinaisons ordinaires.

Cela posé, on reste convaincu que la coopération des Prussiens à la bataille de Waterloo ne laissait qu’une seule chance de victoire à Napoléon. Depuis le moment où Bulow se montra à Saint-Lambert jusqu’à l’instant où il entra dans l’action vers Planchenoit, il se