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malheureuse du premier corps, cause de ce changement et de cet échec ; les Prussiens de Bulow regardés comme un simple détachement, ce qui fit que l’on ne prit ni le parti le plus sensé, qui était la retraite, ni le parti le plus audacieux, qui était de profiter du temps accordé encore pour vaincre, renouveler l’attaque à fond avec toutes ses forces et gagner de vitesse l’armée prussienne; enfin, et comme résultat inévitable de ces retards, de ces ajournemens, de ces incertitudes, de ces illusions, de ce mépris exagéré de l’ennemi, les 60,000 Prussiens de Bulow, de Ziethen et de Pirch inondant le champ de bataille...

La part d’erreur de Grouchy est manifeste; il aurait dû, dès le 18 au matin, marcher par Mont-Saint-Guibert, et, ne l’ayant pas fait, il aurait dû au moins vers midi marcher de Sart-les-Walhain à Waterloo. Telles sont ses fautes; elles ont été commentées, agrandies par l’imagination et par un travail de conjectures où se sont donné carrière tous les contemporains.

Les erreurs de Napoléon ne sont pas moins évidentes : elles sont plus nombreuses, elles datent de plus loin; mais tandis que l’imagination des hommes a commenté les erreurs de Grouchy, elle a couvert et caché celles de Napoléon. On a écrasé la mémoire du lieutenant en le chargeant et de ses fautes et de celles de son chef. On a laissé au chef la gloire du désastre ; mais la responsabilité lui a été épargnée. La gloire passée a empêché qu’il ne fût soupçonné d’erreurs par les contemporains, ceux-ci ayant mieux aimé accuser l’injustice de la fortune que de s’exposer par un examen plus attentif à trouver que Napoléon vaincu avait été lui-même le premier auteur de sa défaite.

Au reste, si j’en crois les juges les plus compétens[1], on connaît bien peu de généraux qui eussent pris sur eux-mêmes la résolution conseillée à Grouchy, car dans ces occasions suprêmes l’élan guerrier ne suffit pas toujours. Il faut de plus un détachement subit de soi-même tout entier et de sa renommée, une hauteur d’esprit, une fierté d’âme qu’étouffent presque nécessairement la trop longue obéissance dans un rang secondaire et la crainte d’un maître. Kléber. Hoche, Joubert, Desaix eussent exécuté ce mouvement à leurs risques et périls; mais l’empire ne produisait plus de tels hommes : il en fut puni par sa ruine.

Pour moi, je ne croirai pas avoir perdu trop de jours dans le spectacle et l’examen de cette grande chute, si je contribue à ramener dans l’histoire cette vérité utile à tous, que nul ne périt que par sa faute. Napoléon a-t-il échappé à cette dure condition de la nature

  1. Jomini, Précis, p. 224.