Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/34

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Sur ces entrefaites, la nuit est arrivée. Il manque deux heures de jour pour s’emparer des fuyards et recueillir les résultats de la victoire. La garde impériale s’arrête sur les hauteurs, à quelques centaines de pas de Bry, que continuent d’occuper les troupes de Pirch. De rares feux de tirailleurs et d’artillerie se font encore entendre par intervalle, sur le plateau, dans la première moitié de la nuit, comme pour empêcher le vainqueur de dormir. Trop sûr d’avoir vaincu, Napoléon ne prend aucune mesure pour surveiller le mouvement des Prussiens et pénétrer leurs projets. Tout est mouvement, activité chez les vaincus ; tout est repos et sommeil chez les vainqueurs. Vandamme bivaque en avant de Saint-Amand, Grouchy en arrière de Sombref, qu’on laisse à l’ennemi, Gérard en avant de Ligny, Lobau en arrière ; Napoléon, de sa personne, quitte le champ de bataille et se retire au loin à Fleurus. On ne prévient pas même Ney, à l’aile gauche, du résultat de la journée, soit oubli, soit fatigue, soit qu’on attendît de plus grandes nouvelles pour le lendemain. Les résultats méritaient pourtant qu’on les fît connaître sans délai : l’armée ennemie en retraite, 10,000 morts, 8,000 hommes dispersés des contingens du Rhin, de Westphalie et de Berg, qui vont porter jusqu’à Louvain et Aix-la-Chapelle la nouvelle de la déroute des Prussiens ; seize pièces de canon seulement, il est vrai, et point de prisonniers, car on a refusé de se rendre, tant est grande l’animosité entre les deux armées, et de notre côté 6,800 tués ou blessés.

C’est une journée glorieuse qui s’ajoute à tant d’autres ; mais trois causes peuvent empêcher qu’elle ne porte ses fruits : premièrement le retard que l’on a mis à l’attaque, secondement l’occasion échappée, la fortune méprisée qui voudra se venger, les 20,000 hommes qu’elle a amenés sur le champ de bataille ayant été négligés et rendus inutiles. Ces deux fautes pourront encore être réparées, si l’on met une activité extraordinaire à poursuivre l’armée que l’on vient d’entamer ; mais, au lieu de cela, si, la croyant plus découragée, plus intimidée, plus affaiblie qu’elle ne l’est en effet, on lui laisse la nuit entière pour se remettre, cette illusion du vainqueur se paiera chèrement, et cette troisième faute, ajoutée aux deux autres, pourra les rendre irréparables.


VI. — MOUVEMENS ET CONTRE-MARCHE DU CORPS DE D’ERLON. — QUELLE EN FUT LA CAUSE ?

Ce fut longtemps une chose inexplicable que l’apparition soudaine du corps entier du général d’Erlon dans le voisinage du champ de bataille de Ligny. Napoléon paraît n’en avoir jamais connu la cause véritable. Trompé sur les faits, il n’a pas manqué de trouver là un nouveau sujet d’accusation contre le maréchal Ney. Suivant la ver-