Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/396

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

nombre de cinq ou six mille, dans les granges, les écuries, les hangars, s’agitaient alors comme une vraie fourmilière. Ils sortaient de toutes les portes par files de dix, quinze, vingt, se hâtant de boucler leurs sacs, d’accrocher leurs sabres, de mettre leurs baïonnettes. D’autres, les cavaliers, uhlans et housards, en habits verts, gris, bleus, galonnés de rouge, de jaune, en toques de toile cirée, de peau d’agneau, colbacks, casquettes, sellaient leurs chevaux et roulaient leurs grands carricks à la hâte. Les officiers, le manteau en écharpe, descendaient les escaliers, quelques-uns regardant le pays, les autres embrassant les femmes sur le seuil des maisons. Des trompettes, le poing sur la hanche, le coude en l’air, sonnaient le rappel à tous les coins de rue ; les tambours serraient les cordes de leurs caisses. Quelques paysans penchés à leurs fenêtres regardaient cela ; les femmes se montraient aux lucarnes des greniers. Les aubergistes remplissaient les gourdes, le caporal schlague debout à côté d’eux.

Après ce rapide coup d’œil, Hullin, accompagné de Lagarmitte, alla passer l’inspection de tout son monde. Tous deux, s’avançant derrière les abatis, suivirent une tranchée pratiquée dans les neiges deux jours auparavant. Ces neiges, durcies par la gelée, étaient devenues de la glace. Les arbres tombés au-devant et tout couverts de grésil formaient une barrière infranchissable, qui s’étendait environ à six cents mètres, La route effondrée passait au-dessous.

En approchant, Jean-Claude vit les montagnards du Dagsberg accroupis de vingt pas en vingt pas dans des espèces de nids ronds qu’ils s’étaient creusés. Tous ces braves se tenaient assis sur leur havre-sac, la gourde à droite, le feutre ou le bonnet de peau de renard enfoncé sur la nuque, le fusil entre les genoux. Ils n’avaient qu’à se lever pour voir la route à cinquante pas au-dessous d’eux, au bas d’une rampe glissante. L’arrivée de Hullin leur fit plaisir.

— Hé ! maître Jean-Claude, va-t-on bientôt commencer ?

— Oui, mes garçons, ne vous ennuyez pas ; avant une heure, l’affaire sera en train.

— Ah ! tant mieux !

— Oui, mais surtout visez bien… à hauteur de poitrine, ne vous pressez pas, et ne montrez pas plus de chair qu’il ne faut. Encore un peu de patience, mes enfans.

Il allait plus loin ; partout on le recevait de même. — N’oubliez pas, disait-il, de cesser le feu quand Lagarmitte sonnera de la corne : ce seraient des balles perdues.

Arrivé près du vieux Materne, qui commandait tous ces hommes au nombre d’environ trois cents, il trouva le vieux chasseur en train de fumer une pipe, le nez rouge comme une braise, et la barbe hérissée par le froid comme le poil d’un sanglier.