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trichiens voulaient faire, puisqu’il n’y avait pas de passage ; mais tout à coup ils se décidèrent à s’en aller. Ils commencèrent par battre en retraite lentement, puis plus vite. Les officiers derrière eux les frappaient du plat de leur épée, les coups de fusil les suivaient, et finalement ils se sauvèrent avec autant de précipitation qu’ils avaient mis d’ordre à venir. Materne, debout sur le talus avec cinquante autres, brandissait sa carabine en riant de bon cœur.

Au bas de la rampe se traînaient à terre des masses de blessés. La neige trépignée était rouge de sang. Au milieu des morts, entassés, on voyait deux jeunes officiers encore vivans engagés sous les cadavres de leurs chevaux. C’était horrible ; mais les hommes sont vraiment féroces : il n’y en avait pas un parmi les montagnards qui plaignît ces malheureux ; au contraire, plus ils en voyaient, plus ils étaient réjouis.

Le petit Riffi, en ce moment transporté d’un noble enthousiasme, se laissa glisser le long du talus. Il venait d’apercevoir, un peu à gauche, au-dessous des abatis, un magnifique cheval, celui du colonel tué par Materne, et qui s’était retiré dans cet angle sain et sauf. — Tu seras à moi, se disait-il ; c’est Sapience qui va être étonnée ! Tous les autres l’enviaient. Il saisit le cheval par la bride et monta dessus ; mais qu’on juge de la stupéfaction générale, et surtout de celle de Riffi, lorsque ce noble animal prit sa course ventre à terre du côté des Autrichiens. Le petit tailleur levait les mains au ciel, implorant Dieu et les saints. Materne eut envie de tirer, mais il ne l’osa pas : le cheval allait trop vite ! À peine au milieu des baïonnettes ennemies, Riffi disparut. Tout le monde crut qu’il avait été massacré ; seulement une heure plus tard on le vit passer dans la grande rue de Grandfontaine, les mains liées sur le dos, et le caporal schlague derrière lui, la baguette en l’air. Pauvre Riffi ! seul il ne jouit pas du triomphe, et ses camarades finirent même par rire de son triste sort, comme s’il se fut agi d’un kaiserlick.

Les montagnards s’embrassaient en ce moment et se glorifiaient les uns les autres. Catherine, Louise, le docteur Lorquin, tout le monde était sorti de la ferme, criant, se félicitant, regardant les traces des balles, les talus noircis par la poudre, puis Joseph Larnette, la tête fracassée, étendu dans son trou, Baumgarten, les bras pendans, qui se rendait à l’ambulance, et Daniel Spitz, qui, malgré son coup de sabre, voulait rester et se battre ; mais le docteur n’entendit pas de cette oreille, et le força d’entrer à la ferme.

Louise, arrivée avec la petite charrette, versait de l’eau-de-vie aux combattans, et Catherine Lefèvre, debout au bord de la rampe, regardait les morts et les blessés épars sur la route, au bout de longues traînées de sang. Il y avait là de pauvres jeunes gens et des vieux, la figure blanche comme de la cire, les yeux tout grand ou-