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position. Ceux du Dagsberg ne diront pas qu’ils ont plus de cœur que ceux de la Sarre. En avant ! — Et la troupe, pleine d’ardeur, se mit en marche, côtoyant le ravin. Hullin, tout pâle, cria : — À la baïonnette ! Le grand contrebandier, sur son immense roussin à la croupe musculeuse et luisante, se retourna, riant du coin de sa moustache ; il balança sa latte d’un air expressif, et toute la troupe s’enfonça dans la sapinière.

Au même instant, les Autrichiens, avec leurs pièces de 8, atteignaient le plateau et se mettaient en batterie, tandis que la colonne de Framont escaladait la côte. Tout se trouvait donc dans le même état qu’avant la bataille, avec cette différence que les boulets autrichiens allaient être de la partie et prendre les montagnards à revers. On voyait distinctement les deux pièces, les crampons, les leviers, les écouvillons, les artilleurs et l’officier, un grand maigre, large des épaules, les longues moustaches blondes flottantes. Les couches d’azur de la vallée rapprochant les distances, on aurait cru pouvoir y porter la main ; mais Hullin et Materne ne s’y trompaient pas : il y avait bien six cents mètres ; aucun fusil ne portait jusque-là ! Néanmoins le vieux chasseur, avant de retourner aux abatis, voulut en avoir la conscience nette. Il s’avança donc aussi près que possible du ravin, suivi de son fils Kasper et de quelques montagnards, et, s’appuyant contre un arbre, il ajusta lentement le grand officier aux moustaches blondes. Tous les assistans retenaient leur haleine dans la crainte de troubler cette expérience. Le coup partit, et lorsque Materne posa sa crosse à terre pour voir, rien n’avait bougé. — C’est étonnant comme l’âge trouble la vue ! dit-il.

— Vous, la vue trouble ! s’écria Kasper ; il n’y en a pas un, des Vosges à la Suisse, qui puisse se vanter de placer une balle à deux cents mètres aussi bien que vous !

Le vieux forestier le savait, mais il ne voulait pas décourager les autres. — C’est bon, reprit-il, nous n’avons pas le temps de disputer. Voici les ennemis qui montent, que chacun fasse son devoir !

Les Autrichiens arrivaient cette fois avec de longues échelles garnies de crampons. Un choc terrible ébranla tous les abatis jusqu’à la base. On entendit une voix rauque crier : Ah ! mon Dieu ! puis un bruit sourd à cent pas. Un sapin se pencha lentement et tomba dans l’abîme. C’était le premier coup de canon : il avait coupé les jambes du vieux Rochart. Ce coup fut suivi presque au même instant d’un autre qui couvrit tous les montagnards de glace broyée, avec un ronflement terrible. Le vieux Materne lui-même s’était courbé, mais, aussitôt se relevant, il s’écria : — Vengeons-nous, mes enfans ! Les voici,… vaincre ou mourir !

Deux échelles se dressaient alors dans les airs malgré la fusillade et s’abattaient avec leurs crampons sur la rampe. Cette vue fit bon-