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le devient bien plus encore, et fatigue gratuitement le lecteur, lorsqu’il faut mettre au courant de ces variations du sentiment des personnages épisodiques, et en diversifier encore l’expression selon le caractère particulier de ces personnages. Toutefois nous devons à ces digressions de jolis tableaux, de frais paysages, d’heureuses descriptions de certaines baies du Léman, de certains plateaux des Alpes. Il y a dans le Batelier de Clarens beaucoup des procédés de Töpffer. Comme l’auteur des Nouvelles genevoises, M. Juste Olivier cherche partout à résumer le petit détail pittoresque qui peut fournir à l’instant même le sujet d’un bois.

On peut en faire la remarque : tout en étudiant de plus en plus les passions humaines dans ce qu’elles ont d’exact, de vrai et parfois de minutieux, le roman moderne aime de plus en plus aussi à encadrer cette analyse dans les variations de la nature elle-même, dans les effets divers du paysage. En observant l’influence que le milieu habité a sur nos sentimens, on s’explique mieux la marche de ces sentimens eux-mêmes. Notre humeur est tantôt variable et accidentée, tantôt profonde et paisible comme les lieux qui nous entourent, qui voient nos impressions naître, se développer et se manifester. Ce dernier aspect de la nature paraît avoir été choisi de préférence par M. X. Marmier dans son roman de Gazida, dont les allures tranquilles ont sans doute plu à l’Académie française, qui lui a décerné une médaille dans sa séance solennelle du 29 août. Ceci nous amène à dire quelques mots de l’Académie, qu’on pourrait croire de plus en plus favorable à certaines œuvres par trop discrètes, qui semblent craindre de faire quelque bruit dans le monde. Assurément on ne saurait trouver mauvais que quelques distinctions soient accordées à la persévérance et aux longs travaux d’écrivains recommandables, sinon fort brillans; mais comment parcourir la liste des récompenses littéraires accordées dans la séance du 29 août, sans se demander si la balance n’a pas penché cette fois d’un seul côté, qui n’est pas à coup sûr celui de la force et de l’indépendance? Ne serait-il pas temps pour l’Académie d’imiter un peu les écrivains voyageurs qui vont rafraîchir leurs idées et demander des émotions nouvelles à des contrées inconnues? Ne serait-il pas temps que l’Académie quittât un peu la chambre, les objets et les auteurs qui lui sont familiers, pour se mettre en campagne et visiter ce beau domaine des diverses formes de la pensée libre, qui est le sien après tout, et où elle n’a jamais fait que de timides excursions? Elle l’ignore peut-être, mais il en est d’elle comme de certains petits seigneurs ruraux : l’absentéisme lui fait grand tort, et ceux à qui elle refuse sa direction et qu’elle abandonne à leurs propres efforts pourraient bien un jour ne la plus vouloir reconnaître comme leur suzeraine.


EUGENE LATAYE. 


V. DE MARS.