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Jamais soldats, à la veille d’une bataille, ne passèrent une nuit plus difficile, sans vivres, sans abri, couchés dans une boue liquide, ou, ce qu’il y avait de pis, dans les seigles trempés d’eau ; mais la fatigue était plus forte que tout le reste, et les deux armées, harassées par la faim, les marches ou les combats des journées précédentes, étaient profondément endormies. Un silence solennel régnait au loin ; l’horizon semblait tout en feu sur la ligne des bivacs. Napoléon prêta l’oreille ; il entendit le bruit d’une cavalerie en marche. Cela renouvela la crainte que les Anglais ne se retirassent ; mais des déserteurs qu’on lui amena et d’autres rapports diminuèrent cette inquiétude. Rassuré, il regagna avant le jour la ferme du Caillou.

Tout allait ainsi au gré de ses vœux. Il n’est qu’un seul reproche qu’il eût pu adresser alors justement à la fortune : c’est de ne lui avoir pas envoyé, pendant cette reconnaissance de nuit, une de ces illuminations soudaines qui, en d’autres circonstances, lui avaient fait voir si clair dans les projets de l’ennemi. En effet que d’indices qui l’eussent frappé et éclairé infailliblement à d’autres époques de sa vie ! La lenteur calculée de la retraite du duc de Wellington, la précipitation effrénée de celle de Blücher, la ligne d’opérations de celui-ci abandonnée sur la Meuse, preuve certaine qu’il va rejoindre l’armée anglaise ! En d’autres temps, ces signes auraient été pour l’empereur autant de traits de lumière ; mais, puisqu’au contraire il a fermé les yeux à toutes les lueurs qui pouvaient le sauver, il faut bien reconnaître dans cet aveuglement les ténèbres soudaines qui s’amassent dans l’esprit de l’homme le plus clairvoyant, lorsque son moment approche et que la fortune veut en finir avec lui.

Certainement, lorsqu’il prit son quartier-général, à sept heures du soir, à la ferme du Caillou, il était bien tard pour remédier aux fautes commises, et pourtant qui peut dire que cela était impossible, s’il avait enfin deviné la pensée de l’ennemi ? Il eût assiégé Grouchy de ses instructions, de ses prévisions ; sa grande affaire eût été de se lier à lui par des communications certaines, incessantes ; or, dans cette dernière nuit Grouchy n’a pas reçu de Napoléon une seule ordonnance, une seule dépêche, une seule parole ! Il est vrai que, d’après les relations de Sainte-Hélène, Napoléon a envoyé à Grouchy deux officiers, l’un à dix heures du soir, l’autre à quatre heures du matin ; mais ces assertions sont-elles exactes ? Plusieurs les nient, et voici les motifs de leur incrédulité : ces deux officiers n’ont jamais été vus par Grouchy ; personne n’a jamais pu indiquer leurs noms. Les ordres qu’ils sont censés avoir portés ne se retrouvent pas inscrits sur le registre de l’état-major. Bien plus, dans les dépêches qui ont suivi, Napoléon ne fait aucune mention de ces ordres qu’il aurait donnés pendant la nuit. Il n’insiste pas sur l’exécution, il ne la rappelle pas même, contre l’usage invariable en pareilles circon-