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stances ! De tout cela, plusieurs historiens, en particulier M. le colonel Charras, induisent que les dépêches dont il n’y a aucune trace, qui prescrivaient à Grouchy de détacher 7,000 hommes sur la gauche, n’ont jamais existé. Elles semblent avoir été imaginées après l’événement. Dans tous les cas, il est évident, par la faiblesse même de ce détachement de 7,000 hommes, que la pensée du mouvement en masse que préparaient les Prussiens n’entra pas sérieusement dans l’esprit de Napoléon. Il ne le crut pas possible ; il ne fit rien de décisif pour l’empêcher ou seulement pour s’en assurer. Après tout, on doutait fort que le choc eût lieu le lendemain ; c’est peut-être là ce qui explique le mieux qu’aucune grande mesure n’ait été prise pour une bataille suprême à laquelle on ne croyait pas encore.

En effet, tandis qu’une division de cavalerie anglaise allait déjà jusqu’à Ohain, au-devant des Prussiens, leur ouvrir le champ de bataille, Napoléon méprisait d’éclairer sa droite à l’approche du défilé de Lasnes. Au moment où les bivacs français se formaient, le major prussien de Falkenhausen les observait déjà, à peu de distance, sur les hauteurs. Il peut compter à son aise ces feux tranquilles. Il court informer le maréchal Blücher. Il raconte la sécurité du chef de l’armée française, l’imprévoyance de ces bivacs, qu’aucune précaution n’a été prise à l’entrée du défilé et du bois de Paris, qu’assurément une attaque de ce côté n’a pas été prévue. Une seule patrouille française a été rencontrée le matin vers Maransais. Le major Witowsky confirme ces nouvelles par un récit semblable, et elles fortifient Blücher dans le projet de jeter toute l’armée prussienne ou au moins trois corps vers le bois de Frichermont, sur le flanc de l’armée française.

Ainsi les Anglais occupent seuls Napoléon : il néglige le reste ; mais rien n’est encore perdu pour cela. Même sans attirer à lui Grouchy, même sans envoyer aucune instruction nouvelle, il lui reste encore une possibilité de vaincre. Lui qui a tant de fois percé les ténèbres, s’il pressent enfin, au lever du jour, ce qui s’amasse sur sa droite, il profitera en toute hâte des derniers momens qui lui sont accordés : il devancera à tout prix l’arrivée et l’attaque des Prussiens. La journée du 18 commence.

La pluie a cessé, le ciel s’éclaircit vers cinq heures. C’est un dernier sourire de la fortune, et comme un signe qu’il faut se hâter. Pourquoi attendre davantage le soleil d’Austerlitz, puisqu’il refuse de paraître ? Il suffit qu’il fasse jour. Napoléon, pressentant le danger, ne se laissera retarder par aucune considération tirée de l’indécision du temps, des terrains détrempés, de la difficulté de mouvoir l’artillerie, genres d’observations que ne manquent jamais de faire les inférieurs, et qui disparaissent devant la nécessité d’une volonté inflexible. Qu’il se souvienne seulement de lui-même. N’a-t-il