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III

À Suez expirent les derniers bruits de la civilisation : l’arrivée dans cette ville avait marqué la fin de la première partie de notre voyage. Le moment était venu de commencer la seconde, fort différente, car le but en était le Sinaï.

À mesure que cette imposante nature se développa devant nous, deux partis se dessinèrent dans notre caravane : les admirateurs et les détracteurs du désert ; les plus jeunes étaient dans le premier et n’entendaient pas raillerie. La discussion arrivait souvent aux excès les plus risibles ; on se querellait, on se perdait en controverses acharnées. Nous n’hésitions pas à accuser nos adversaires de ne rêver, en face du désert du Sinaï, que bosquets, ruisseaux et bergères. Il me semble que si j’avais été désintéressé dans la question, cette comédie m’eût fort amusé ; mais je ne l’étais pas. J’aime passionnément le désert. À ce sentiment se joignait chez moi un goût très vif pour la vie de caravane. Et comment ne pas aimer la caravane ? C’est un petit état qui se transporte, une patrie ambulante. On s’attache peu à peu à chaque homme, voire à chaque bête. Le besoin qu’on a les uns des autres crée une sorte d’affection mutuelle. L’on peut à l’aise suivre et observer les caractères : dans le tête-à-tête forcé de cette vie, tendances, qualités, tout se révèle : les hommes emportent du goût ou de l’éloignement les uns pour les autres, mais rarement de l’indifférence. On a non-seulement la liberté d’agir, mais aussi celle de penser. Il y a un charme infini dans le sentiment même de l’isolement, dans la monotonie du mouvement qui vous transporte, dans la douce rêverie qu’éveille cette nature étrange qu’on nomme le désert. La terre est la source de toute vie : elle produit sans cesse ; dans le désert seul, elle ne paraît rien produire. On dirait un espace oublié par Dieu et obéissant à des lois uniques ; mais, en descendant dans son cœur, on sent que Dieu ne l’a pas oublié : il a mis dans l’âme des nomades, des voyageurs même, une sympathie indéfinissable pour ces steppes sévères, qui avaient alors pour moi l’attrait de la nouveauté, mais que j’aimai de plus en plus. Ce sentiment se fortifia encore lorsque je visitai la Syrie. Le spectacle d’habitans plongés dans la misère par la main odieuse et imprévoyante de leurs maîtres, d’un commerce ruiné, de monumens détruits, de discordes et de haines semées à dessein pour mieux opprimer, accrut singulièrement ma sympathie pour les belles solitude, du Sinaï, de la Mer-Morte, de Palmyre, et pour ces Bédouins nomades qui ont conservé du moins, au milieu de la corruption inouïe de l’empire ottoman, l’amour de l’indépendance, le sentiment de l’honneur, et quelque chose de la dignité des anciens patriarches.