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scierie du Marquis, et l’on coupa directement à droite pour gagner la ferme du Bois-de-Chênes, dont la haute cheminée se découvrait sur le plateau, à trois quarts de lieue. Comme on était à mi-côte, Marc Divès et ses hommes arrivèrent, criant : — Halte ! arrêtez un peu. Regardez là-bas ! — Et tous, ayant tourné les yeux vers le fond de la gorge, virent les hulans caracoler autour de la charrette, au nombre de deux ou trois cents. — Ils arrivent, sauvons-nous ! cria Louise.

— Attendez un peu, dit le contrebandier, nous n’avons rien à craindre.

Il parlait encore, qu’une nappe de flamme immense étendit ses deux ailes pourpres d’une montagne à l’autre, éclairant les bois jusqu’au faîte, les rochers, la petite maison forestière, à quinze cents mètres au-dessous ; puis il y eut une détonation telle que la terre en trembla. Et comme tous les assistans éblouis se regardaient les uns les autres, muets d’épouvante, les éclats de rire de Marc se mêlèrent aux bourdonnemens de leurs oreilles. — Ha ! ha ! s’écriait-il, j’étais sûr que les gueux s’arrêteraient autour du fourgon pour boire mon eau-de-vie, et que la mèche aurait le temps de gagner les poudres !… Croyez-vous qu’ils vont nous suivre ? Leurs bras et leurs jambes pendent maintenant aux branches des sapins !… Allons, hue !… Et fasse le ciel qu’il en arrive autant à tous ceux qui viennent de passer le Rhin !… C’est égal, ajouta-t-il, tout cela doit venir de Yégof. Il faudrait être aveugle pour ne pas reconnaître que c’est lui qui a conduit les Autrichiens au Blutfeld. Je serais fâché qu’il eût été éclaboussé par un morceau de ma charrette : je lui garde quelque chose de mieux. Tout, ce que je désire, c’est qu’il continue à se bien porter, jusqu’à ce que nous nous rencontrions nez à nez quelque part, au coin d’un bois.

Une demi-heure après, tout le monde arrivait sur le plateau de la ferme du Bois-de-Chênes.


XVIII.

Jérôme de Saint-Quirin avait opéré sa retraite sur la ferme. Depuis minuit, il en occupait le plateau. — Qui vive ! crièrent ses sentinelles à l’approche de l’escorte. — C’est nous, ceux du village des Charmes, répondit Marc Divès de sa voix tonnante. On vint les reconnaître, puis ils passèrent. La ferme était silencieuse ; une sentinelle, l’arme au bras, se promenait devant la grange, où dormaient sur la paille une trentaine de partisans. Catherine, à la vue de ces grands toits sombres, de ces vieux hangars, de ces étables, de toute cette antique demeure où s’était passée sa jeunesse, où son père, son